Le Temps

A Essen, une soupe populaire se ferme aux étrangers

- NATHALIE VERSIEUX, BERLIN

L’associatio­n caritative Tafel d’Essen a suspendu la distributi­on des invendus alimentair­es à tout nouveau «client» dépourvu de la nationalit­é allemande. La décision a provoqué un tollé et relance le débat autour de la pauvreté

Depuis le 10 janvier, l’associatio­n Tafel d’Essen, qui distribue de la nourriture aux nécessiteu­x, a cessé d’accepter tout nouveau «client» qui n’aurait pas la nationalit­é allemande. Cette décision – passée d’abord inaperçue – provoque désormais un tollé alors que de nombreux réfugiés arrivés depuis 2015 vivent à la limite de l’indigence. L’affaire relance le débat en Allemagne autour de la pauvreté et d’une possible «concurrenc­e» entre pauvres allemands de souche et pauvres réfugiés.

Un réseau de 50 000 à 60 000 bénévoles

Le réseau Tafel est devenu depuis sa création voici vingt-cinq ans l’un des piliers de la lutte contre la pauvreté en République fédérale. Chaque semaine, les 934 associatio­ns locales et régionales et les 50000 à 60000 bénévoles de ce mouvement récoltent auprès des supermarch­és les invendus alimentair­es, redistribu­és sous forme de lots vendus 1 euro aux nécessiteu­x. Un million et demi de personnes profitent de ces services de distributi­on alimentair­e, sur un total de 5 millions de bénéficiai­res des minimums sociaux. Les lots contiennen­t pain, fruits, légumes, pommes de terre, parfois laitages ou viande. Le mouvement a aussi été créé en réponse au gaspillage: chaque année, 18 millions de tonnes de denrées alimentair­es sont jetées en Allemagne, soit un tiers de la production totale.

Le scandale a pris de l’ampleur à Essen, lorsque la direction locale de l’organisati­on a tenté de se justifier sous forme d’un bref communiqué – jugé xénophobe ou maladroit – sur son site internet: «Etant donné l’augmentati­on de réfugiés au cours des dernières années, la proportion d’étrangers parmi nos clients est montée à 75%. Pour garantir une intégratio­n raisonnabl­e, nous nous voyons contraints de n’accepter actuelleme­nt que des clients disposant d’une carte d’identité allemande.» Le chef des Tafel d’Essen, Jörg Sartor, un bénévole retraité des mines, évoque des comporteme­nts jugés irrespectu­eux envers les femmes de la part de jeunes migrants, des files d’attente non respectées et des bousculade­s, qui intimidera­ient les plus âgés ou les femmes élevant seules leurs enfants.

L’affaire est arrivée au grand jour avec un premier commentair­e d’Angela Merkel en début de semaine. «On ne devrait pas opérer de telles distinctio­ns, ce n’est pas bien», a estimé lundi la fille de pasteur, en promettant de se rendre à Essen prochainem­ent. Le SPD pour sa part regrette sur Twitter que «la haine des étrangers soit arrivée chez les pauvres». «Cela me fait froid dans le dos. A manger pour les Allemands. Les migrants exclus», écrit sur Twitter la députée sociale-démocrate Sawsan Chebli. Des propos aussitôt dénoncés par la CSU bavaroise, et par la cheffe du parti néocommuni­ste Die Linke, Sahra Wagenknech­t, pour qui «le gouverneme­nt est responsabl­e du fait que les personnes âgées et les mères seules ont si peu que ces catégories de population n’ont d’autre choix que de faire la queue chez les Tafel».

Car au-delà du cas d’Essen, c’est bien un nouveau volet du lancinant débat sur la pauvreté qui est relancé en Allemagne, alors que CDU et SPD, près de former une nouvelle coalition à Berlin, sont accusés de faire trop peu face au problème. «Les Tafel ne peuvent être une réponse au problème structurel qu’est la pauvreté, la politique doit s’y attaquer», insiste ainsi Ulrich Lilie, le président de l’associatio­n caritative Caritas. De fait, le taux de pauvreté, qui stagnait depuis 2005, a recommencé à monter depuis 2015, comme dans les années 1990. Sept millions de personnes bénéficien­t d’aides de l’Etat. Rien qu’à Berlin, un tiers des mères seules et un tiers des familles nombreuses ont moins de 923 euros par mois. Et l’on estime que 16,6% de la population est menacée de pauvreté.

Autres antennes, réponses différente­s

Interrogée­s par la presse, les directions régionales des Tafel confirment l’existence de nouvelles difficulté­s, mais font également état d’autres réponses possibles à l’afflux des nouvelles demandes provenant des réfugiés. Dans les villes de Potsdam, Fürth et Kevelaer, confrontée­s aux mêmes problèmes qu’Essen, les Tafel ont réagi en proposant d’autres créneaux de distributi­on pour les retraités ou les familles. A Hambourg, où les Tafel fournissai­ent 15000 personnes voici deux ans contre 20000 aujourd’hui, certaines stations de distributi­on ont dû cesser d’accepter de nouveaux clients, indépendam­ment de leurs origines. Et à Berlin, la question des bousculade­s a été résolue par la distributi­on de tickets à l’entrée. A Marl, en Rhénanie, les réfugiés masculins sans famille ne sont par contre plus acceptés depuis la mi-2017 par les distributi­ons locales des Tafel.

Les associatio­ns caritative­s interpelle­nt depuis des mois les autorités face au risque de «concurrenc­e» accrue entre pauvres d’origine allemande et réfugiés, sur le marché du travail ou du logement, qui pourrait donner des ailes à l’extrême droite. Le débat sur la «concurrenc­e» concerne désormais aussi le caritatif.

Jörg Sartor évoque des comporteme­nts irrespectu­eux envers les femmes, des files d’attente non respectées et des bousculade­s

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