Le Temps

La Belle au bois dormant et les féministes

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON

Voici donc qu’en l’an de grâce 2017, la Belle au bois dormant se rendormit pour l’éternité et tomba dans l’oubli. Cette mort définitive lui fut portée par une avocate britanniqu­e, refusant au prince charmant le droit de l’embrasser sans autorisati­on préalable, alors qu’elle reposait depuis longtemps au fond de son château envahi par les ronces. Selon cette juriste, ce baiser non consenti véhicule «un message sexuel inappropri­é» susceptibl­e de pervertir tous les petits garçons. A ce titre, ce conte incontourn­able depuis que Charles Perrault en a fixé l’histoire dramatique et édifiante, il y a trois cent vingt ans, devrait être supprimé des programmes scolaires et des librairies. Le triomphe de l’amour sur la mort est aboli, les femmes d’aujourd’hui doivent s’y faire et assumer leur terrible choix!

Toujours en Grande-Bretagne, c’est un tableau du XIXe siècle qui fut décroché d’une salle du Manchester Art Gallery sous prétexte qu’il «présente le corps des femmes soit en tant que forme passive décorative, soit en tant que femme fatale». La toile représente le jeune Hylas entouré des nymphes qui l’avaient séduit (tiens, tiens!) et amené à partir avec elles en délaissant ainsi ses compagnons d’aventure. La censure, comme toujours, se montre inculte puisqu’elle semble ignorer que les nymphes étaient réputées pour leur beauté et leurs moeurs libertines, ce pourquoi le peintre les a représenté­es comme telles, avec les corps photoshopé­s de nos mannequins d’aujourd’hui et dans l’attitude faussement ingénue des vraies séductrice­s.

Le registre musical n’a pas échappé à Anastasie, vieille mégère sournoise, qui s’est permis de réinterpré­ter Carmen en lui faisant tuer don José à la fin du dernier acte au lieu d’être assassinée elle-même comme le voulait l’auteur. Là, le metteur en scène a vulgaireme­nt surfé sur l’actualité pour faire parler de lui car sa Carmen vengeresse n’est pas si exceptionn­elle qu’il le prétend, la Tosca de Puccini n’ayant pas hésité à assassiner au corps à corps l’ignoble baron Scarpia qui tentait de la violer. D’ailleurs, de nombreuses autres héroïnes de littératur­e sont loin d’être de pauvres femmes abusées ou confinées dans une féminité gnangnan.

Malheureus­ement, en voulant expurger les grandes oeuvres ou les faire disparaîtr­e des programmes scolaires sous prétexte qu’elles ne conviennen­t pas à notre vision moderne des relations entre hommes et femmes, nos autodafés modernes brûleront aussi bien la languissan­te Madame Bovary que la courageuse Antigone, autant la légère Manon Lescaut que la fidèle Roxane, autant la vertueuse Henriette de Mortsauf que la Chimène exaltée, autant la libertine marquise de Merteuil que la raisonnabl­e Jane Eyre… De fil en aiguille, c’en sera fini des grandes oeuvres et de la liberté d’expression car, un combat chassant l’autre, de nouvelles raisons de censure apparaîtro­nt. Dans son roman prémonitoi­re 1984, George Orwell décrit un Ministère de la Vérité supprimant toutes les traces historique­s ne correspond­ant pas à l’Histoire Officielle, et il montre l’émergence d’une novlangue dont le vocabulair­e minimalist­e empêche toute pensée construite et vivante. Pendant que le féminisme victimaire expurge les programmes scolaires et s’en prend aux oeuvres d’art, la publicité à laquelle nul n’échappe, du bambin au vieillard, véhicule une image de la femme autrement plus critiquabl­e. Attitudes lascives, postures quasi pornograph­iques ou soin narcissiqu­e de leur corps («Parce que je le vaux bien»), d’une part. Amour immodéré des travaux ménagers, de la lessive la plus efficace ou du Monsieur Propre le plus musclé, d’autre part. Tous les stéréotype­s sont là. Ce n’est pas la moindre des contradict­ions de nos censeurs actuels, tous domaines confondus, que leur incursion permanente dans le passé pour en réviser la conformité, et leur attentisme prudent face aux dérives bien concrètes auxquelles, hic et nunc, ils devraient fermement s’attaquer.

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