Connectez-moi ce ventre! Bienvenue dans l’ère de la pilule fouineuse
Le médicament Abilify MyCite a été approuvé fin 2017 aux Etats-Unis: il présente la singularité de signaler via une application digitale que le patient a chaque fois bien avalé son médicament. Le produit combine un médicament existant (Abilify) à une nouvelle technologie de senseur intégré dans la pilule relié à un patch et à une application en ligne. En soi, un tel dispositif médical peut être adjoint à (quasiment) n’importe quelle pilule. L’espoir mis dans de tels produits est d’encourager la prise régulière des médicaments prescrits*.
On a tant l’habitude des objets connectés tout autour de nous que l’idée d’un médicament connecté apparaît sans doute comme un prolongement logique. Puisqu’on dispose déjà de pacemakers connectés, pourquoi une pilule avec senseur (tracker) représenterait-elle un changement majeur? Et pourtant oui.
D’abord, elle se fonde sur la prémisse que le patient a besoin d’une aide extérieure pour soutenir sa motivation ou sa volonté chancelante. Il veut pouvoir signaler à autrui qu’il a pris ou n’a pas pris son médicament, pensant que son comportement à l’avenir pourrait ne pas être conforme à sa volonté initiale, soit celle de suivre scrupuleusement le traitement. Cela revient à déléguer pour partie à autrui l’exercice de sa volonté, tout en restreignant la faculté de changer d’avis au gré des circonstances. Certes, à l’heure actuelle, c’est le patient qui détermine à qui il octroie des droits d’accès; il demeure libre de les supprimer ou de les changer. Cependant, il s’agit là de paramètres informatiques à configurer et ce droit à l’autodétermination pourrait à l’avenir subir des restrictions.
En effet, la pilule connectée est là pour garantir la compliance. Si le terme français «adhérence» n’a peut-être pas cette connotation, le terme comply évoque l’obéissance. Or garantir l’obéissance du sujet peut sembler attirant dans plusieurs domaines de la société. Par exemple, dans le contexte pénal ou carcéral, on pourrait imaginer qu’une pilule de surveillance à bas coût intéresserait les pouvoirs publics. Ainsi, une condition de la mise en liberté anticipée deviendrait la promesse du condamné de prendre régulièrement son traitement (méthadone en cas d’addiction, baclofène en cas d’alcoolisme, une hormone en cas de déviance sexuelle), moyennant surveillance constante via ce tracker
– un peu à l’image du bracelet connecté.
Certes, la première application thérapeutique de cette pilule connectée porte sur la schizophrénie et les troubles bipolaires, maladies où la peur d’une volonté inégale est bien présente. Cependant, les médecins ont été prompts à souligner que le taux d’adhérence pour une multitude d’autres maladies demeure bas, de l’ordre de 50%. Cela va de pair avec un gaspillage extrêmement coûteux. On peut donc supposer un bénéfice tant individuel que collectif (santé publique) si l’ensemble des médicaments venait à être plus régulièrement ingéré. Qui pourrait par exemple objecter à ce que des antibiotiques soient munis d’un tel senseur pour éviter que ne se développent des résistances ultimement fatales? L’étape suivante serait-elle d’adjoindre de tels traceurs pour les femmes enceintes sous traitement, étant donné que leur consommation médicamenteuse peut affecter le bébé à naître? Voudra-t-on aussi que des personnes qui assument une responsabilité pour des tiers, tels des conducteurs d’avion, de bus ou de taxi, soient contrôlés à distance? Et puis, on se dira probablement un jour que les personnes âgées seraient en meilleure santé si on pouvait s’assurer qu’elles prennent correctement et en temps voulu tous leurs médicaments.
Plus généralement, cette pilule estompe la frontière entre l’extérieur et l’intérieur du corps humain. Jusqu’à présent, chacun peut se soigner «en cachette» s’il le veut. On peut imaginer un futur dystopique où les Etats, les employeurs, les assureurs, les entreprises ou les hackers sauraient qui est sous l’effet d’un anti-anxiolytique, qui sous l’effet d’un antidépresseur, qui encore sous le coup d’un somnifère. A cette perspective angoissante s’ajoute le fait que le contrôle se fait à distance. Saura-t-on à l’avenir qui stocke l’information? Qui la réutilise? A quelle fin?
La pilule connectée, c’est un peu l’invention de science-fiction devenue subitement réalité. On s’interroge sur le nouvel avenir qu’elle nous réserve. La législation devra certainement poser des garde-fous impératifs.
* Un tel effet n’a cependant pas (encore?) été démontré scientifiquement.
On peut imaginer un futur dystopique où les Etats, les employeurs, les assureurs, les entreprises ou les hackers sauraient qui est sous l’effet d’un antidépresseur