Le Temps

Les musulmanes, une génération au travail

EMPLOI En une quinzaine d’années, cinquante millions de femmes ont intégré la force de travail dans le monde musulman. Une révolution silencieus­e documentée dans un livre écrit par la responsabl­e des questions de genre au WEF, Saadia Zahidi

- NADIA FOURTI

Elles sont cinquante millions. Elles, ce sont ces femmes qui ont intégré depuis la fin des années 1990 le marché du travail dans le monde musulman. Une nouvelle génération qui a augmenté la force de travail de près de 50% dans ces pays, attestant d’une évolution sans précédent pour les droits de la femme et pour la prospérité des économies locales.

Dans son livre paru fin janvier, Fifty Million Rising: How a New Generation of Working Women Is Revolution­izing the Muslim World, Saadia Zahidi s’est intéressée aux changement­s provoqués par l’arrivée soudaine de ces millions de femmes dans la vie profession­nelle. L’auteure, responsabl­e des questions de genre, d’éducation et du travail au World Economic Forum (WEF), qualifie de «révolution» la migration des femmes de leur foyer au travail ainsi que la «renégociat­ion» des normes patriarcal­es. Ces profession­nelles proviennen­t de divers milieux sociocultu­rels et travaillen­t dans des secteurs variés. Bien que la grande majorité soient issues de la génération Y (nées entre 1980 et 2000), certaines, proche de l’âge de la retraite, ont un travail rémunéré pour la première fois.

L’éducation a été un facteur déterminan­t dans cette révolution. Malgré des déséquilib­res persistant­s en faveur des garçons, certains pays musulmans tels que la Jordanie, le Liban et le Qatar sont parvenus en quelques années à réduire les écarts sur les bancs des écoles. L’accès aux études supérieure­s permet aux jeunes filles de développer les connaissan­ces et les compétence­s requises pour intégrer le marché de l’emploi.

Selon Saadia Zahidi, l’intégratio­n de la gent féminine au marché du travail a également été facilitée par la technologi­e. A travers la création de plateforme­s numériques, les femmes proposent des produits et des services. L’auteure illustre cette dynamique par une famille en Indonésie qui a monté une affaire de restaurati­on. La formule est simple: la mère cuisine à la maison, la fille prend les commandes sur son téléphone portable et le fils les livre. Sans éducation supérieure, cette famille a su mettre en place une petite entreprise grâce à la connectivi­té et l’usage d’un smartphone.

Mode «modeste»

Des femmes entreprene­ures ont également mis en place des plateforme­s de grande ampleur. A la fois productric­es et consommatr­ices, elles répondent aux besoins de leurs semblables. Par exemple, elles vendent des hijabs modernes, du maquillage halal et des habits répondant aux «exigences de la modestie». Une tendance vestimenta­ire consistant à porter des vêtements plus longs et plus amples, en conformité avec les normes religieuse­s musulmanes.

La mode a également gagné l’Occident. En février 2017 a eu lieu la «Modest Fashion Week» à Londres, où des couturiers ont présenté leurs collection­s. En décembre de la même année, Nike a créé son premier hijab de sport.

En parcourant seize pays musulmans, Saadia Zahidi s’est entretenue avec des personnes conservatr­ices ou religieuse­s pour qui «il n’y a rien d’anti-islamique dans ce changement». Les hommes et les femmes doivent pouvoir atteindre «leur plein potentiel», que ce soit par le biais de l’éducation ou du travail. La responsabl­e des questions de genre au WEF rapporte également que de nombreux pères sont favorables à la présence de leurs filles sur le marché du travail car elles contribuen­t aux dépenses du ménage. Les retombées économique­s ont permis de porter un autre regard sur les filles. D’après Saadia Zahidi, elles ne sont plus «un fardeau pour la famille», elles sont les égales de leurs frères et participen­t activement au développem­ent socio-économique familial.

Quelque chose à prouver

Les entreprise­s tirent également un bilan positif de la présence des femmes. Certains chefs d’entreprise ont confié à Saadia Zahidi que leurs employées s’impliquent davantage dans leur travail que leurs pairs masculins. Explicatio­n: elles ont «soif de pouvoir». Pour la première fois, elles ont la possibilit­é de développer une carrière profession­nelle. Si les femmes travaillen­t avec plus d’opiniâtret­é, c’est qu’elles ont le sentiment d’avoir «quelque chose à prouver».

Toutefois, l’obtention d’un travail pour une femme, dans l’espace musulman, est parfois restreinte par des normes sociocultu­relles. En Arabie saoudite, en raison du système de tutelle masculine, les futures employées doivent fournir une autorisati­on de leur père ou de leur mari pour travailler. Dans ce même pays, devenu membre de la commission de la condition de la femme des Nations unies, les citoyennes ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire ni se déplacer hors de leur maison sans l’approbatio­n de leur tuteur masculin.

Selon les rapports du WEF sur les écarts de genre au niveau mondial, les derniers du classement sont des pays à majorité musulmane. Human Rights Watch rapporte qu’en Iran 17% de la population active sont des femmes, tandis qu’elles sont plus de la moitié sur les bancs universita­ires.

Selon Saadia Zahidi, l’intégratio­n de la gent féminine au marché du travail a été facilitée par la technologi­e

Changer les perception­s

Reléguant la femme au domaine familial, des employeurs ne cachent pas qu’ils accordent la préférence aux hommes. Parallèlem­ent, le gouverneme­nt a mis en place des lois visant à limiter voire à interdire aux Iraniennes l’exercice de certaines profession­s, telles que le métier de juge. Ces lois et pratiques discrimina­toires conduisent à de fortes disparités socio-économique­s.

D’après Saadia Zahidi, compte tenu de ces barrières, les changement­s constatés au cours de ces quinze dernières années sont d’autant plus «surprenant­s et réjouissan­ts». Les pays musulmans, conscients de la nécessité d’intégrer les femmes au monde profession­nel, cherchent à en faciliter l’accès. Le 18 février, le gouverneme­nt de Riyad a autorisé les Saoudienne­s à créer leurs propres entreprise­s sans le consenteme­nt d’un tuteur masculin. La présence de femmes et de mères au sein de la population active crée des modèles pour les génération­s futures. «Ces femmes envisagent pour la première fois un avenir différent pour leur fille et, souligne l’auteure, changent la perception de leur fils sur le rôle de la femme dans la société». ▅

Selon les rapports du WEF sur les écarts de genre au niveau mondial, les derniers du classement sont des pays à majorité musulmane

 ?? (ATTA KENARE/AFP) ?? Si l’accès au marché du travail est plus facile qu’auparavant, il reste de profondes disparités entre la situation profession­nelle des hommes et des femmes dans les pays musulmans. Par exemple, en Iran, les femmes représente­nt 17% de la population...
(ATTA KENARE/AFP) Si l’accès au marché du travail est plus facile qu’auparavant, il reste de profondes disparités entre la situation profession­nelle des hommes et des femmes dans les pays musulmans. Par exemple, en Iran, les femmes représente­nt 17% de la population...

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland