Les «terroristes» vaudois demandent réparation
L’opération avait fait grand bruit: en juin dernier, trois personnes étaient interpellées à Lausanne et à Aubonne – les autorités pensaient avoir affaire à des terroristes. Aujourd’hui, deux d’entre elles ont déjà été libérées: elles exigent des indemnités au regard des dommages causés à leur réputation.
En juin dernier, Lausanne et Aubonne étaient les théâtres d’opérations antiterroristes spectaculaires menées sur l’espace public en plein jour. Huit mois plus tard, deux des trois hommes interpellés attendent, libres, la fin de la procédure. Ils demandent réparation
Lausanne, le 24 juin dernier. K., un ressortissant franco-algérien de 29 ans, circule à vélo dans l ’ouest du chef- l i eu vaudois lorsque des policiers cagoulés déboulent, le plaquent à terre, lui cachent la vue et l’emmènent. Le même jour, T., un Tchétchène de 31 ans, circule en compagnie de sa famille sur le parking de l’Outl et d’Aubonne, bondé en ce samedi après-midi, lorsque les forces d’intervention spéciales du canton de Vaud surgissent. T. est embarqué, les yeux bandés. Les deux hommes passeront six jours en détention.
La communication tourne à la cacophonie
L’affaire, révélée deux jours plus tard par 20 minutes, provoque stupeur et i nterrogations en Suisse romande. On apprend que ces arrestations spectaculaires font suite à l’interpellation à Lausanne d’un premier homme, S., un Suisse de 33 ans. Les médias se passionnent pour l’enquête. Le Ministère public de la Confédération (MPC) confirme le 27 juin que «trois personnes ont été arrêtées dans le cadre d’une procédure pénale menée par le Ministère public du canton de Vaud.» Le soupçon qui pèse sur eux est grave. Les autorités pensent avoir affaire à des terroristes.
D’heure en heure, l’inquiétude enfle. Le procureur général vaudois, Eric Cottier, s’exprime le 27 juin sur les ondes de la RTS: «Ce qui a été trouvé s’agissant de ces personnes démontre une capacité de passer à l’acte relativement rapidement. Mais il est impossible d’être plus précis.» Le soir même, le «19:30» de la RTS surenchérit: «Selon nos informations, des explosifs auraient été découverts.» Le MPC le démentira le lendemain.
Deux des trois hommes, libres, demandent réparation
Huit mois plus tard, l’enquête patine, levant une foule d’interrogations. L’homme à l’origine de l’affaire, S., reste en détention. Il souffre vraisemblablement de problèmes psychiques. La procédure le concernant peine à avancer.
Les deux autres hommes arrêtés en juin sont libres. 24 heures a révélé dernièrement que les soupçons concernant K. sont abandonnés et qu’un classement sera prononcé. Ce Franco-Algérien réclame désormais des dizaines de milliers de francs d’indemnités. Son avocate, Me Aline Bonard, précise: «Mon client trouve que la somme à laquelle nous prétendons est modeste au regard du tort qu’il a subi. En Suisse, les montants alloués par les tribunaux ne sont pas très généreux. Mais il s’agit également de faire passer un message, de telles procédures étant extrêmement dommageables pour les personnes concernées.»
Et voilà que T., l’homme interpellé avec sa famille sur le parking d’Aubonne, estimant lui aussi son honneur sali, compte demander des indemnités dès que la procédure sera close. Son avocat, Me Sébastien Thüler, confirme: «Je pense aussi qu’il doit être indemnisé. Depuis son arrestation, il rencontre des difficultés dans sa vie professionnelle. Des personnes le considèrent comme coupable alors même que l’enquête n’a pas corroboré de projet terroriste de sa part. Ses enfants, très jeunes, ont subi des traumatismes tandis qu’une vidéo non floutée de son épouse a circulé sur Internet, notamment sur les sites de certains médias, alors qu’elle n’a jamais été mise en cause. L’Etat doit répondre des problèmes causés par l’intervention policière qui était, à mon sens et au vu des éléments qui m’ont été communiqués, disproportionnée.»
Disproportion. Le mot est lâché. «Je ne comprends pas qu’on ait dit que mon client était prêt à passer à l’acte alors que la chose la plus phénoménale qui se trouvait dans sa voiture était une barquette de framboises qui s’est écrasée sur le tableau de bord au moment de l’arrestation», poursuit Sébastien Thüler. Contrairement à K., T. est toujours dans le viseur du MPC, mais la nature des soupçons a changé. La justice tente désormais de clarifier le contexte dans lequel ce Tchétchène qui a fui la guerre a diffusé il y a plusieurs années des i mages violentes. «Mon client, qui s’oppose à toute forme de violence, dit avoir diffusé ces images dans un but préventif et pour informer les gens sur les horreurs se passant dans le monde», précise son avocat.
Au départ, la police a eu peur
Comment en est-on arrivé là? Il faut revenir à l’élément déclencheur du vendredi 23 juin. C’est un hasard qui mène la police lausannoise jusqu’à S. Ce Suisse de 33 ans réside dans une auberge de jeunesse du sud de Lausanne. Il a brisé une vitre de l’hôtel avec une pierre. Lorsque les forces de l’ordre le cueillent, ils découvrent sur lui et dans sa chambre des éléments inquiétants. Bouteilles d’essence, couteau, manuel. L’homme, converti depuis peu à l’islam, est en colère et plutôt confus. Les policiers prennent peur et pensent avoir affaire à un djihadiste.
L’enquête démarre. Suite à l’arrestation, des appels sont adressés sur le téléphone de S. Ils viennent de T. Le père de famille tchétchène a fréquenté le gymnase du soir aux côtés de l’homme qui vient d’être interpellé. Ironie du sort: ils devaient aller manger ensemble le soir même. Dans le t él éphone du Suisse arrêté figurent aussi des messages au contenu potentiellement ambigu adressés à K., une connaissance de S. rencontrée dans des mosquées.
Les «éléments de preuve» restent vagues
Le lendemain, les forces d’intervention procèdent aux arrestations spectaculaires de T. et K. avec les suites que l’on sait. Le porte- parole du MPC, André Marty, accorde un entretien au Temps quatre jours après le début de l’opération. A la question: peut-on affirmer que ces arrestations ont permis d’éviter un attentat? Il répond: «Nos collègues du canton de Vaud ont réuni des éléments de preuve qui tendent à prouver qu’un danger imminent n’était pas exclu.»
Ces « éléments de preuve » obsèdent aujourd’hui les avocats des deux personnes libérées. Me Sébastien Thüler a demandé au MPC de produire un rapport précisant le contenu des informations en mains de la police qui pourr aient justifierles moyens déployés lors de l’intervention. «Je ne l’ai toujours pas reçu, alors qu’il a été demandé il y a plusieurs mois. La police cantonale vaudoise a fourni des éléments succincts et vagues. On me dit en somme que l’arrestation était proportionnée et conforme aux procédures en vigueur, sans préciser lesquelles ni la nécessité d’intervenir à cet endroit et d’une telle manière.»
Sa consoeur Me Aline Bonard – dont le client a perdu son emploi au cours de la procédure pénale dirigée contre lui – estime elle aussi qu’en cas de soupçons d’acte terroriste imminent, une arrestation musclée ne serait pas disproportionnée. «Mais dans le cas de mon client, je peine toujours à voir ce qui permettait de parler de risque immédiat de passage à l’acte. Les indices étaient extrêmement ténus.» Trois «éléments» ont fondé l’arrestation du Franc o-Algérien qu’el l e défend: musulman pratiquant et porteur d’une barbe, ce dernier avait été signalé par un stand de tir pour y avoir testé une arme lourde – une kalachnikov – et son numéro de téléphone figurait dans le répertoire du premier homme interpellé. «Le seul tort de mon cl i ent aura été de j ouer au saint- bernard avec un autre musulman » , affirme Aline Bonard. Mais à ses yeux, «la communication des autorités n’a pas été respectueuse de la présomption d’innocence, qui doit prévaloir en cours d’enquête».
Les autorités se défendent
Nos questions adressées au MPC sur la proportionnalité des moyens déployés lors des arrestations de K. et T. et sur la communication faite à l’époque sont restées sans réponse. Le procureur général du canton de Vaud, Eric Cottier, estime quant à lui qu’«examiner à l’aune des éléments aujourd’hui connus la qualité de l’action décidée sur la base des données du moment est un exercice très abstrait, sous l’angle de la pertinence». Sur la communication faite à l’époque, il précise: «De mémoire, on a bien retrouvé chez une des personnes interpellées et qui présentait des aspects de «radicalisation» de quoi confectionner des cocktails Molotov et d’autres objets évoquant des possibilités de passage à l’acte à bref délai […] En présence de tels éléments en effet, j e considère toujours aujourd’hui que l a sécurité publi que c o mmandait une action rapide et efficace, avec au besoin un recours d’une certaine intensité, voire d’une intensité certaine, à la force publique. Quant à la communication, elle s’imposait et a eu lieu sous une forme que je tiens pour adéquate. » Sébastien Thüler l e regrette: «Etre l’objet d’une opération de police de cette ampleur en public, c’est dire adieu à sa vie privée et à celle de ses proches. Il y a des dommages et certains seront irréparables.» ▅
«La communication des autorités n’a pas été respectueuse de la présomption d’innocence, qui doit prévaloir en cours d’enquête» ME ALINE BONARD, AVOCATE DE L’UNE DES PERSONNES INTERPELLÉES