Le Temps

«Le nom de Disney n’est pas facile à porter»

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Héritière de l’empire de son grand-oncle, Abigail Disney est une documentar­iste engagée, qui n’a pas la langue dans sa poche. Le Temps l’a rencontrée avant sa venue au FIFDH.

ABIGAIL DISNEY La documentar­iste et philanthro­pe est une femme engagée. Attendue au FIFDH à Genève, elle évoque son caractère rebelle, son grand-oncle Walt, la NRA, l’affaire Weinstein et dit pourquoi elle s’oppose à la réforme fiscale de Donald Trump qui pourtant lui serait profitable

Abigail Disney est une femme enjouée et drôle. Une femme qui parle sans tabou ni retenue. Héritière de l’empire Disney, réalisatri­ce et productric­e engagée, elle sera la présidente du jury «documentai­re de création» au Festival du film et Forum internatio­nal sur les droits humains (9 au 18 mars) de Genève, dont Le Temps est partenaire. Elle nous reçoit dans les locaux de sa maison de production, Fork Films, en plein coeur de New York, non loin du mythique Flatiron Building. C’est là également que se niche The Daphne Foundation, créée avec son mari pour lutter contre la pauvreté à New York. Ainsi que son organisati­on Peace is Loud, dédiée aux femmes actives dans la promotion de la paix. Après avoir commandé un café avec du lait d’amandes à son assistante, elle nous emmène dans son bureau, et s’excuse du canapé en cuir râpé sur lequel elle s’installe en position du lotus. Les murs violets sont chargés de photos de famille. Sur un pan, un dessin représenta­nt Mao affublé d’oreilles de Mickey. Au-dessus, un cadre avec des papillons. «Un cadeau de mon grand-oncle, Walt», glisse-t-elle.

Lutte contre la pauvreté, programmes pour la paix, promotion des femmes: vous êtes hyperactiv­e. D’où vous vient cet engagement? Y a-t-il eu un élément déclencheu­r? J’ai toujours ressenti le besoin de me rendre utile. Jeune, j’ai fait beaucoup de bénévolat dans des organisati­ons caritative­s. J’ai réalisé qu’elles étaient toutes dirigées par de femmes alors qu’elles sont paradoxale­ment les plus touchées par la pauvreté et les violences. Ce sont ces inégalités qui m’ont poussée à m’engager pour les droits des femmes, puis vers la résolution de conflits. Enfant, j’étais déjà une «faiseuse de paix» dans ma famille. Pendant mes études de littératur­e, j’ai été fascinée par la thématique des récits de guerre écrits par des hommes. La guerre n’est pas dans la nature de l’homme, mais il y a quelque chose de très patriarcal quand même. Cela m’amène à vous parler du Liberia, où j’ai tourné mon premier documentai­re sur l’action d’un groupe de femmes pour la paix.

La première fois où vous vous rendiez dans un pays autant marqué par la guerre civile… Oui. Je ne pouvais m’empêcher de regarder l es impacts de balles, partout. Et de penser que chacun de ces trous représenta­it une tentative de tuer. J’ai ensuite fait une tournée dans une trentaine de pays, pour la promotion de ce documentai­re et la production d’une série Women, War and Peace (2011), sur les femmes actives dans les processus de paix. La situation au Mexique, où la violence est notamment alimentée par des armes américaine­s, m’avait mise très mal à l’aise comme Américaine. Je me suis alors fait la promesse de retourner chez moi et de m’intéresser aux racines de ces violences. C’est comme ça que j’ai décidé de faire The Armor of Light (2015), qui tourne autour de la NRA, le lobby pro-armes. C’est ce genre de «révélation­s» croisées sur mon chemin qui ont forgé mon militantis­me. Il n’y a pas eu un élément en particulie­r.

Si ce n’est le fait de venir d’une famille richissime? Bien sûr. Ce serait faux de nier que cette injustice a développé en moi un sentiment de redevabili­té. Je ne me suis jamais sentie futile comme une Paris Hilton, qui se réjouirait de se montrer en train de prendre un bain moussant toute maquillée. J’ai eu une enfance heureuse, mais je n’ai jamais été très à l’aise avec cette richesse. Je me souviens d’une fois où j’étais sortie en larmes de l’église. Ma mère m’a demandé pourquoi, je lui ai répondu que c’était à cause d’une phrase de la Bible qui dit qu’il est plus facile pour un chameau de passer à travers le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Je me demandais ce qui allait nous arriver!

Votre grand-oncle Walt Disney est mort quand vous aviez 6 ans. Quels souvenirs gardez-vous de lui? Des souvenirs un peu brumeux, forcément, puisque j’étais petite. C’était quelqu’un d’un peu distant, mais de gai. Mon grand-père Roy et lui étaient très proches, ils s’aimaient beaucoup [Roy a achevé le projet de Walt Disney World en hommage à Walt, après sa mort. Producteur et financier, il a toujours été dans l’ombre de son frère, ndlr]. Je me souviens des cadeaux que Walt nous envoyait à mes deux soeurs, à mon frère et à moi pour Noël. Des cadeaux incroyable­s! Je me souviens aussi du jour où il est décédé. On est venu nous chercher à l’école, pour nous dire que notre oncle était mort. J’étais très peinée car je pensais à un oncle maternel de qui nous étions très proches. Je ne réalisais en fait pas du tout ce que Walt Disney représenta­it pour le monde. Vous ne niez pas qu’il était misogyne, raciste et antisémite et que vous éprouvez des sentiments mitigés à son égard. Vous l’avez écrit sur Facebook, en réaction à un discours de Meryl Streep lors de la cérémonie des Oscars de 2014. C’est donc finalement un peu grâce à lui que vous êtes aussi engagée, non? C’est probableme­nt une réaction. Je n’ai jamais dit, et je ne dirai jamais, que c’était une personne horrible et que nous devons tous le détester. Mais nous sommes responsabl­es de ce que nous faisons, et si notre oeuvre renforce des stéréotype­s racistes, il faut l’assumer. Il n’a par exemple pas eu de scrupules à se rendre, en 1946, à la première de son film Song of The South, à Atlanta, alors que l’acteur principal, Noir, n’était pas admis dans le cinéma. J’ai provoqué beaucoup de réactions furieuses, mais je ne retire rien de ce que j’ai dit. Beaucoup préfèrent dire qu’il s’agissait d’une «autre époque». Moi, je ne suis pas à l’aise avec ça aujourd’hui, et je l’exprime. Quand quelque chose vous chose dérange, il faut le dire.

Est-ce pesant d’être une Disney? Malgré vos tentatives d’échapper à cet

héritage familial, vous êtes finalement retombée dans la marmite, en vous lançant dans un premier documentai­re à 47 ans…

J’ai en effet fait mon premier film très tard. C’est en partie lié au fait que Disney n’est pas un nom facile à porter: si vous réussissez, tout le monde trouve que c’est normal, par contre en cas d’échec vous paraissez particuliè­rement stupide. J’ai toujours voulu me différenci­er du reste de la famille. Beaucoup pensent que je suis née au milieu de sucreries, entourée de licornes. J’ai conscience que je vis avec des privilèges incroyable­s – si je suis arrêtée par la police, il n’y a par exemple aucun risque qu’on me tue –, mais tout le monde attend quelque chose de vous. Et plus vous donnez, plus on vous demande. C’est épuisant.

Qu’est-ce qui vous a poussée à quitter Los Angeles pour New York?

Je suis venue pour la première fois à New York à l’âge de 18 ans. Puis j’ai décidé d’y retourner. Je rêvais de New York en regardant des films. J’ai besoin de me sentir là où les choses se passent, et pas entourée de gens comme moi. Dans un milieu privilégié à Los Angeles, vous êtes finalement assez isolé, dans d’immenses propriétés devant lesquelles personne ne passe.

En 2008, dans «Pray the Devil Back to Hell», vous vous intéressez à un groupe de femmes au Liberia, qui a organisé des sit-in et prôné la grève du sexe pour mettre fin à la guerre civile. Le personnage principal, Leymah Gbowee, a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2011. Ce Nobel, c’est aussi un peu le vôtre?

Leymah est une femme incroyable! Mais j’ai effectivem­ent contribué à faire connaître son action. J’étais fâchée que personne ne s’intéresse à l’histoire de ces femmes. On m’a suggéré de rencontrer Geir Lundestad à Oslo, qui était le secrétaire du Comité Nobel, et de diffuser le film en Norvège. C’est ce que j’ai fait. Geir Lundestad n’avait prévu de me consacrer que dix minutes, i l m’a finalement accordé une heure et demie. Il n’avait jamais entendu parler d’elle avant. Le jour de la cérémonie, il m’a dit: «C’est vous qui avez fait ça?» C’était fou!

Aux Etats-Unis aussi les femmes protestent. Qu’évoquent pour vous les Marches des femmes contre Trump?

Oh mon dieu! Le jour de l’élection, nous étions toutes au bureau, à pleurer. J’ai participé aux marches. Vous avez vu ce que Steve Bannon [ l’ex conseiller stratégiqu­e de Trump, incarnatio­n de l’Alt-right, ndlr] a dit l’autre jour? Il a déclaré que ces manifestat­ions, y compris

#MeToo, sont des mouvements de contestati­on bien plus importants que le Tea Party (républicai­ns conservate­urs), né en réaction à l’élection d’Obama, ne l’a jamais été. Et que nous assistons à la fin du patriarcat! Oui, Steve, c’est la meilleure chose qui puisse t’arriver à toi aussi, si nous ne sortons pas la guillotine. Et si nous la sortions, ce ne seraient d’ailleurs pas les têtes qui seraient tranchées (rires).

La cause des femmes n’est-elle pas en train d’y régresser? La Maison-Blanche est empêtrée dans deux affaires de violences conjugales que Donald Trump peine à condamner…

La Maison-Blanche est peut-être l’image publique que vous avez des Etats-Unis, mais le vrai visage de l’Amérique, c’est ce qui se passe au niveau de la société civile. Stimulante­s, ces manifestat­ions font bouger les fronts.

Que signifie être féministe en 2018? Vous n’hésitez pas à dire que certaines des personnes les plus méchantes que vous avez rencontrée­s étaient des féministes…

Ou du moins des femmes qui revendiqua­ient l’étiquette. Pour moi la définition est simple: c’est penser qu’on a le droit d’avoir des chances égales et de se battre pour cela. Dans les années 1980, quand j’étais étudiante, les Etats-Unis n’étaient pas un bon endroit pour être féministe. J’ai d’ailleurs été éduquée dans un milieu antifémini­ste. Mes parents étaient ultra-conservate­urs, ma mère surtout.

Que vous inspire #MeToo, né dans le sillage des accusation­s d’agressions sexuelles contre le producteur Weinstein? Avez-vous vous-même été confronté à des problèmes?

Pas dans ma vie d’adulte. En partie parce que je suis trop puissante pour qu’on s’attaque à moi. Naître avec des privilèges ne vous sert pas toujours, mais dans mon cas, ça m’a aidée sur ce plan. J’ai d’ailleurs eu une entrevue avec Harvey Weinstein pendant qu’il travaillai­t encore pour Disney à travers Miramax, à l’époque où ma famille était en conflit avec Michael Eisner [à la tête de la Walt Disney Company de 1984 à 2005, ndlr]. Il a appuyé sur un bouton qui fermait la porte derrière nous à peine j’étais entrée dans son bureau. Cela m’avait surprise. Mais je savais que j’étais trop enveloppée, trop vieille et trop puissante pour avoir à m’inquiéter de cette situation.

Quand était-ce?

En 2004. Son comporteme­nt avec les femmes était connu de tous. Tout le monde savait.

Etes-vous déçue des femmes qui n’ont pas eu le courage de le dénoncer plus tôt?

Je ne dirai jamais à une femme comment réagir. J’ai moi-même été victime d’une agression sexuelle à l’âge de 15 ans, de la part du meilleur ami de mon père. J’ai mis trente ans à m’en rendre compte. #MeToo permet aux femmes plus faibles de sortir du bois, alors qu’elles ne l’auraient peut-être pas fait autrement. C’est positif.

The Weinstein Company a ses locaux pas très loin d’où nous sommes. Vous avez songé à racheter la société, au bord de la faillite…

Je fais effectivem­ent partie d’un groupe de femmes, avec la société de production audio- visuelle Killer Content, qui a fait une offre. Puis, un deuxième groupe, défendu par l’avocate Gloria Allred, est apparu [au nom de Maria Contreras-Sweet, qui travaillai­t dans l’administra­tion Obama, ndlr]. Je ne suis pas fan des méthodes de Gloria Allred. Mais surtout, sa fille était l’avocate d’Harvey Weinstein! Les choses commençaie­nt à sentir mauvais. Nous avons ensuite appris que Ron Burkle, un proche de Weinstein, faisait aussi partie des investisse­urs potentiels. Nous avons alors décidé de nous retirer: nous avions le sentiment qu’on nous cachait quelque chose. Plutôt que d’investir dans une structure pourrie et criblée de dettes, nous allons monter notre propre studio [aux dernières nouvelles, Maria Contreras-Sweet serait sur le point de racheter les actifs de la Weinstein Company, ndlr].

Dans le documentai­re «The Armor of Light», vous vous attaquez aux liens entre la NRA, le lobby pro-armes, et les chrétiens évangéliqu­es pro-vie. La NRA est-elle en train de prendre plus de poids grâce à Donald Trump?

Elle se sent plus puissante qu’elle ne l’est réellement. La NRA a eu son moment de gloire mais elle est plutôt en train de décliner. Je suis obsédée par les gens de la NRA: j’écris un livre sur eux. Ils représente­nt tout ce qu’il y a de plus toxique au sein de la droite la plus conservatr­ice.

En 2012, vous avez annoncé renoncer à tous les bénéfices des investisse­ments de votre famille dans la firme israélienn­e de cosmétique­s Ahava, car elle exploite des produits de la mer Morte en terres palestinie­nnes. Comment a réagi votre famille? Etes-vous la seule à avoir quitté le navire?

Oui, j’étais la seule. Ma f amille a mal réagi. Mes parents, aujourd’hui décédés, m’ont fait savoir qu’ils n’étaient pas contents. Ils savaient donner de la voix, mais moi aussi. Nous avions de très bons amis en Israël et la décision était difficile à prendre car je savais que je leur ferais mal. C’est dur de dire: «Je vous aime, mais je crois que vous vous trompez.» J’ai longuement hésité. Mais quand mon fils, parti prendre des cours d’arabe à 16 ans en Palestine, m’a décrit la situation à Hébron, ma décision était prise.

Vous avez un rapport décomplexé à l’argent. Dans une vidéo, vous fustigez la réforme fiscale de Donald Trump, alors qu’elle vous permettrai­t, ditesvous, de transmettr­e 20 millions de dollars non imposables à vos enfants. Pourquoi l’avez-vous faite?

Cette vidéo a été vue plus de 34 millions de fois! C’est fou, non? Je fais partie des 1% de superriche­s qui bénéficier­aient de la réforme et je pourrais donc égoïstemen­t m’en satisfaire. Mais elle est injuste. Mon taux d’imposition est de moins de 20%, alors que celui de mon assistante, qui n’a pas mes moyens, est de 28%. Ce n’est pas correct. Cette réforme privera plus de 13 millions de personnes d’assurance maladie et devrait alourdir la dette de 1500 milliards de dollars supplément­aires. Elle est néfaste. Il faut s’y opposer.

Parler d’argent n’est pas tabou pour vous…

Je n’ai pas toujours eu cette facilité. Parler de sa richesse en public, c’est plus difficile que de parler de sexe. Mais qu’y a-t-il de honteux, finalement? Tout le monde sait que j’ai de l’argent. Prétendre le contraire serait stupide. Cette vidéo a précisémen­t marqué parce que je suis crédible en combattant quelque chose qui me servirait.

C’est peut-être plus facile pour vous de parler de votre fortune en rappelant que votre grand-père et son frère Walt sont partis de rien?

Absolument. Ils venaient de milieux très pauvres. Ils ont vécu l’American Dream.

Vous semblez prête à faire de la politique. Des ambitions pour 2020?

J’y pense tout le temps! Peut-être que je finirai un jour par me lancer.

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(SALLY MONTANA) Abigail Disney dans son bureau de Fork Films, à New York.
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 ?? (ARCHIVES PERSONNELL­ES) ?? En 2012, avec Hillary Clinton, alors secrétaire d’Etat, lors de la remise d’un prix de la New York Women’s Foundation.
(ARCHIVES PERSONNELL­ES) En 2012, avec Hillary Clinton, alors secrétaire d’Etat, lors de la remise d’un prix de la New York Women’s Foundation.
 ?? ARCHIVES PERSONNELL­ES) ?? Abigail Disney avec ses parents, sa soeur Susan et ses frères Roy et Tim, entourant Donald Duck. (
ARCHIVES PERSONNELL­ES) Abigail Disney avec ses parents, sa soeur Susan et ses frères Roy et Tim, entourant Donald Duck. (
 ?? (ARCHIVES PERSONNELL­ES) ?? A Los Angeles, en février 2016, entourée de ses filles, pour le WIN Award «Femme de l’année».
(ARCHIVES PERSONNELL­ES) A Los Angeles, en février 2016, entourée de ses filles, pour le WIN Award «Femme de l’année».

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