Des blockchains et des libertariens
Que d’encre et de colloques sur les chaînes de blocs! On annonce avec évidence leur potentiel encore inconnu. On fait des parallèles avec l’histoire d’Internet. On rappelle que ces nouvelles technologies sont ellesmêmes associées à d’autres expressions tout aussi modernes qu’iconoclastes, comme l’ubérisation, ou plus généralement la disruption, cette méthodologie créative tournée vers une innovation de rupture (selon le concepteur du mot, Jean-Marie Dru, président de l’agence TBWA). Certes. Mais le développement de la technologie blockchain est né d’un idéal qui est loin d’être nouveau et qui mérite que l’on s’y attarde: le libertarianisme.
Il s’agit de cette doctrine de philosophie politique – ni de gauche ni de droite, bien au contraire – qui s’éloigne du libéralisme en raison de sa vision de l’Etat. Quand le libéralisme considère celui-ci avec un optimisme retenu, comme un mal nécessaire à la condition humaine et devant rester au service de la liberté individuelle, le libertarianisme en fait son pire ennemi. Effectivement, dans la vision libertarienne de l’existence, l’Etat est une forme d’agression dont les pouvoirs tentaculaires limitent la propriété de soi- même et de ses biens; comme ils réfrènent de manière inacceptable les manifestations les plus diverses et variées de la liberté d’expression.
Parmi les entrepreneurs souhaitant créer des jetons numériques ( tokens) sur des blockchains, ou souhaitant simplement utiliser ces technologies, en cherchant parfois à lier le monde off- chain ( celui que chacun connaît bien) au monde on-chain (celui que chacun connaît moins), on ne rencontre pas que d’audacieux investi-surfeurs de la crypto-vague. Non. Il y règne aussi des idéalistes qui, à défaut du Nouveau Monde, aspirent à un monde nouveau.
Or, il existe sans doute autant de courants libertariens que les doigts des deux mains. Par exemple, le minarchisme prône une réduction de l’Etat à son strict minimum (maintien de l’ordre, justice et défense du territoire). L’anarcho- capitalisme s’en éloigne radicalement en ce sens que l’Etat ne peut avoir de l égitimité que dans l a mesure où celle-ci est basée sur le volontariat individuel (ne paie donc ses impôts que qui le veut bien). La panarchie est enfin l’expression d’une organisation humaine dans l aquelle t ous l es systèmes politiques devraient pouvoir coexister, chacun étant libre d’en choisir un, ou pas. Dans un monde panarchique, il ne peut y avoir aucun monopole territorial. Vaste programme.
Mais alors, l’avènement des blockchains signifie-t-il la fin des Etats? Pas si vite, jeune padawan… Certes, quantité de fans de «Star Wars», de La Guerre des mondes et surtout de 1984 d’Orwell se retrouvent chez les libertariens outre-atlantiques. Et l’on sait qu’ils se rassemblent notamment au sein du Free State Project, cette initiative née dans l’Etat du New Hampshire et qui vise donc – on l’a compris – à minimiser au maximum le rôle de l’Etat. Mais si l’ardeur au changement est là-bas bien présente, la réalité d’un vivre-ensemble économiquement crédible se rappelle au bon souvenir de la dette publique américaine, à savoir d’un montant gigan/dan/gro/tesque.
Par ailleurs, la filiation des blockchains au libertarianisme est remise en cause par – on n’y aurait pas pensé d’emblée – des Etats souverains. Ainsi, le Brésil, la Géorgie, la Suède ou le Ghana ont entamé la numérisation de leur cadastre et la «blockchainisation» des titres de propriété foncière. L’Estonie et à nouveau la Suède sont également à la pointe de la création d’une cryptodevise soutenue par l’Etat. On y songe d’ailleurs aussi en Suisse. Enfin, au Danemark, un parti a déjà utilisé une blockchain pour un processus électoral interne. Et cet Etat a récemment publié un rapport examinant l’utilisation d’une blockchain pour sécuriser les aides financières aux régions les plus pauvres du globe.
Pendant ce temps, le bitcoin se reprend. Avec ses croyants et ses fossoyeurs impatients.