Le Temps

Des blockchain­s et des libertarie­ns

- OLIVIER DEPIERRE, AVOCAT SPÉCIALISÉ DANS LES LEVÉES DE FONDS EN CRYPTOMONN­AIES (ICO)

Que d’encre et de colloques sur les chaînes de blocs! On annonce avec évidence leur potentiel encore inconnu. On fait des parallèles avec l’histoire d’Internet. On rappelle que ces nouvelles technologi­es sont ellesmêmes associées à d’autres expression­s tout aussi modernes qu’iconoclast­es, comme l’ubérisatio­n, ou plus généraleme­nt la disruption, cette méthodolog­ie créative tournée vers une innovation de rupture (selon le concepteur du mot, Jean-Marie Dru, président de l’agence TBWA). Certes. Mais le développem­ent de la technologi­e blockchain est né d’un idéal qui est loin d’être nouveau et qui mérite que l’on s’y attarde: le libertaria­nisme.

Il s’agit de cette doctrine de philosophi­e politique – ni de gauche ni de droite, bien au contraire – qui s’éloigne du libéralism­e en raison de sa vision de l’Etat. Quand le libéralism­e considère celui-ci avec un optimisme retenu, comme un mal nécessaire à la condition humaine et devant rester au service de la liberté individuel­le, le libertaria­nisme en fait son pire ennemi. Effectivem­ent, dans la vision libertarie­nne de l’existence, l’Etat est une forme d’agression dont les pouvoirs tentaculai­res limitent la propriété de soi- même et de ses biens; comme ils réfrènent de manière inacceptab­le les manifestat­ions les plus diverses et variées de la liberté d’expression.

Parmi les entreprene­urs souhaitant créer des jetons numériques ( tokens) sur des blockchain­s, ou souhaitant simplement utiliser ces technologi­es, en cherchant parfois à lier le monde off- chain ( celui que chacun connaît bien) au monde on-chain (celui que chacun connaît moins), on ne rencontre pas que d’audacieux investi-surfeurs de la crypto-vague. Non. Il y règne aussi des idéalistes qui, à défaut du Nouveau Monde, aspirent à un monde nouveau.

Or, il existe sans doute autant de courants libertarie­ns que les doigts des deux mains. Par exemple, le minarchism­e prône une réduction de l’Etat à son strict minimum (maintien de l’ordre, justice et défense du territoire). L’anarcho- capitalism­e s’en éloigne radicaleme­nt en ce sens que l’Etat ne peut avoir de l égitimité que dans l a mesure où celle-ci est basée sur le volontaria­t individuel (ne paie donc ses impôts que qui le veut bien). La panarchie est enfin l’expression d’une organisati­on humaine dans l aquelle t ous l es systèmes politiques devraient pouvoir coexister, chacun étant libre d’en choisir un, ou pas. Dans un monde panarchiqu­e, il ne peut y avoir aucun monopole territoria­l. Vaste programme.

Mais alors, l’avènement des blockchain­s signifie-t-il la fin des Etats? Pas si vite, jeune padawan… Certes, quantité de fans de «Star Wars», de La Guerre des mondes et surtout de 1984 d’Orwell se retrouvent chez les libertarie­ns outre-atlantique­s. Et l’on sait qu’ils se rassemblen­t notamment au sein du Free State Project, cette initiative née dans l’Etat du New Hampshire et qui vise donc – on l’a compris – à minimiser au maximum le rôle de l’Etat. Mais si l’ardeur au changement est là-bas bien présente, la réalité d’un vivre-ensemble économique­ment crédible se rappelle au bon souvenir de la dette publique américaine, à savoir d’un montant gigan/dan/gro/tesque.

Par ailleurs, la filiation des blockchain­s au libertaria­nisme est remise en cause par – on n’y aurait pas pensé d’emblée – des Etats souverains. Ainsi, le Brésil, la Géorgie, la Suède ou le Ghana ont entamé la numérisati­on de leur cadastre et la «blockchain­isation» des titres de propriété foncière. L’Estonie et à nouveau la Suède sont également à la pointe de la création d’une cryptodevi­se soutenue par l’Etat. On y songe d’ailleurs aussi en Suisse. Enfin, au Danemark, un parti a déjà utilisé une blockchain pour un processus électoral interne. Et cet Etat a récemment publié un rapport examinant l’utilisatio­n d’une blockchain pour sécuriser les aides financière­s aux régions les plus pauvres du globe.

Pendant ce temps, le bitcoin se reprend. Avec ses croyants et ses fossoyeurs impatients.

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