LUXE, CALME ET SUICIDE ASSISTÉ
De la beauté à la mort. C’est le trajet qu’accomplit la dernière création de Mathieu Bertholet, à Vidy-Lausanne, avant La Chauxde-Fonds, Genève et Sion. Une balade au coeur des palaces suisses. Rencontre après une répétition
◗ Que la montagne est belle. Mais inquiétante, aussi. Voire morbide lorsqu’elle tue ses usagers. Et encore synonyme d’éternité puisqu’elle survit aux humains qui la célèbrent. La montagne vaut bien un palais? Elle en a eu des dizaines durant la grande période du tourisme helvétique qui a couru du milieu du XIXe siècle aux années 1950. Des hôtels grandiloquents, palaces boisés et feutrés où tout, des plafonds aux parquets, était étudié pour ravir les voyageurs en général et les Anglais en particulier. Dans
Luxe, calme qui débute ce jeudi à Vidy, Mathieu Bertholet raconte cette faste période et le charme suranné qui opère encore. Le long d’une proposition entre danse et théâtre, l’auteur et metteur en scène romand évoque aussi les cliniques que sont devenus beaucoup de ces lieux mythiques. Et, parce que c’est encore une curiosité suisse, le directeur du Poche finit son périple sur le suicide assisté. Sinistre? Non, car les acteurs, qui composent chaque soir une nouvelle partition, amènent une légèreté à l’opération
Mathieu Bertholet, une chose frappe lorsqu’on entre dans la grande salle de Vidy, c’est la beauté du décor. En même temps, on n’est pas totalement surpris puisqu’il est signé Sylvie Kleiber…
Oui, Sylvie est formidable. Elle m’accompagne depuis de nombreuses années et trouve toujours un moyen de traduire ma pensée dans l’espace. Ici, pour évoquer les grands hôtels, on a d’abord imaginé une construction à la verticale où, au-dessus du hall central, les chambres se seraient empilées. Mais on a vite réalisé que l’élément important de ces lieux est le grand escalier où les clients aiment se croiser et se montrer. Il faut savoir que les dames de la haute société se changeaient deux à trois fois par jour et soignaient leurs arrivées. D’où l’idée d’utiliser la profondeur du plateau et d’y aménager ce décor à plusieurs niveaux sur lesquels Sylvie Kleiber a recréé un grand escalier, des chambres et une véranda en prenant soin de retrouver du mobilier et des équipements d’époque pour plus de saisissement.
«Tu choisis la trace que tu laisses. Tu choisis de partir comme tu es, de ne pas salir le souvenir de toi»
Comment vous est venue cette envie de travailler sur les palaces suisses de la Belle Epoque?
J’ai longtemps habité une vieille ferme près de Blonay, au-dessus de Montreux, et, quand j’allais courir, j’étais surpris de voir que beaucoup de ces grands hôtels étaient soit fermés, soit transformés en cliniques. C’était très étrange, ces lieux en déshérence… Je n’avais jamais réalisé que, durant une période faste, la popularité de ces palaces avait été si vaste qu’ils avaient pullulé dans la Riviera et les régions alpines suisses. Au point où, par exemple, à Villeneuve, un tram des palaces avait été créé pour permettre aux clients de se déplacer d’hôtel en hôtel! Pareil concernant le Badrutt à Saint-Moritz. Pour satisfaire le confort des usagers, les propriétaires de ce palace ont construit la première centrale électrique de Suisse. Je trouve passionnant de constater à quel point ces lieux ont généré tout un commerce, toute une vie.
Quel était le profil de la Suisse à l’époque?
Justement, et c’est très intéressant: la Suisse de l’époque était paysanne et pauvre, sinon miséreuse. D’ailleurs, c’est aussi cette pauvreté, brute et limite sauvage, que venaient découvrir les touristes anglais. Souvenez-vous: le mot tourisme vient de «Grand Tour», expression utilisée pour exprimer la visite impérative de la Suisse que tout bon Anglais des années 1880 et suivantes devait effectuer. Dans le spectacle, je cite des propos souvent durs, tenus alors. Les Suisses sont mal vus, car ils demandent des pourboires exorbitants ou font payer cher l’accès à des
sites naturels, comme les chutes du Rhin. Autrement dit, nos ancêtres ont vite compris comment ils pouvaient exploiter la beauté de leur paysage!
Tout cela est joyeux et se situe du côté de la vie. Pourtant, c’est la mort que vous invitez dans ces lambris, ces étoffes et ces ors. Pourquoi?
Pour deux raisons. D’une part, parce que, dans les textes romantiques, dont beaucoup ont vu le jour dans ces palaces, la montagne est systématiquement associée à la mort. C’est qu’elle est imposante et dangereuse, mais aussi éternelle et en cela renvoie l’être humain à son statut éphémère, à sa propre fin. Et, d’autre part, parce que ces palaces, faute de clientèle, se sont souvent reconvertis en cliniques de luxe ou en EMS et deviennent ainsi des lieux où l’on vient mourir. De là à réfléchir sur Exit et les autres organisations d’aide au suicide qui sont aussi le propre de notre pays, le pas était vite franchi.
Et qu’avez-vous découvert sur cette aide au suicide typiquement helvétique?
J’ai plus découvert sur moi que sur elle! Avant le spectacle, j’étais sûr de vouloir recourir au suicide assisté pour ne pas connaître la décrépitude ou la maladie critique. Aujourd’hui, après avoir beaucoup lu sur le sujet, j’ai vu la dimension démiurgique de ma conviction, l’idée qu’il est peut-être présomptueux de vouloir maîtriser sa vie et sa mort, et j’ai modulé mon avis. Sinon, plus généralement, il est très triste de voir les bénéficiaires étrangers de ce suicide assisté mourir dans des locaux sans âme situés dans des zones industrielles, alors que les palaces pourraient offrir un cadre plus digne à ce grand départ. Ce serait un excellent débouché pour remplir les lieux en basse saison, non?
Comment avez-vous procédé pour écrire ce texte fragmentaire et étrange qu’est «Luxe, calme»?
C’est un projet que je porte en moi depuis huit ans. La connexion entre les palaces et la mort m’a aussi été soufflée par une nouvelle de Marguerite Yourcenar, Le Premier Soir. Elle y raconte la nuit de noces d’un jeune couple dans un grand hôtel de Montreux, nuit endeuillée par l’annonce de la mort, accidentelle ou non, de la maîtresse du marié. Ensuite, j’ai logé dans de nombreux palaces suisses pour m’imprégner de l’ambiance et aussi par plaisir, car, tout, de fait, y est paix et sérénité. Par ailleurs, j’ai lu des auteurs qui parlent de ce luxe et de la nature, comme Goethe et Thomas Mann; ou de la mort, comme Montaigne et Jankélévitch. Enfin, je me suis beaucoup documenté sur l’histoire de ces palaces et la réalité des organisations d’aide au suicide. J’ai digéré tout ce matériau et proposé ce matériau composé de 229 fragments qui parlent aussi bien de paysage, de tourisme et de luxe que de soins, de mort et de déclin.
Ce qui est particulier et propre à votre démarche, c’est que les comédiens ne jouent pas des personnages définis, mais interprètent, comme des musiciens, une partition textuelle et chorégraphique…
Oui, c’est mon côté brechtien (rires). Je me méfie de l’émotion au théâtre. Ou si elle vient, j’aimerais qu’elle provienne plus des acteurs que des personnages. Et aussi, puisqu’il est question du choix de sa mort, je trouvais normal que les comédiens doivent faire des choix de textes et de gestes, chaque soir. Ainsi, les 11 acteurs apprennent le nombre de fragments qu’ils souhaitent sur les 229 – certains en savent 5, d’autres 50, ce qui me va très bien – et les disent selon leur volonté, ou presque, puisque des règles du jeu précises président au bon déroulement de la soirée.
Lesquelles, par exemple?
Nous avons défini des étapes, des moments. Le début est marqué par l’arrivée des clients avec un certain tempo et certains fragments en lien. Ensuite, il y a la détente, le temps du repos. Après, on enchaîne avec la fête, le Nouvel An. Enfin, petit à petit s’installe le déclin. Le piano, joué par Daniele Pintaudi et les chants amènent aussi des variations et des changements.
Comme à votre habitude, on pense à «Derborence» par exemple, les comédiens maîtrisent une batterie de gestes qu’ils accomplissent plus ou moins aléatoirement: le regard dans le miroir, la prière, la fessée, le corps qui se jette sur le lit, qui s’affaisse, etc.
En effet, nous avons répété une série d’actions et de mouvements très précis, car je ne veux pas que les corps reviennent à leur naturel et que le geste soit anodin. J’aimerais que le public ait l’impression d’assister à une sorte de mystère religieux, un rituel dont il ne comprend pas toujours le sens, mais dont il mesure l’importance. Par ailleurs, je souhaite que ce ballet humain soit emblématique du rapport qu’entretient ce milieu fortuné avec le petit personnel. Un rapport fascinant, car il oscille entre puissance et totale dépendance.
Ces figures n’arrêtent pratiquement pas de rentrer et de sortir de l’hôtel, dans un continuum qui donne le tournis. Pourquoi un tel choix?
Avec ce flux constant dedans-dehors, j’essaie de montrer l’interchangeabilité de cette clientèle qui, individuellement, se pense très unique et très spéciale et qui, lorsqu’on l’observe, est au contraire très homogène et unifiée. Je m’amuse un peu de la vanité humaine.
Un mot encore sur les costumes, magnifiques et signés Anna Van Brée. Comment avez-vous choisi ces tenues qui ne sont pas toutes issues de la même époque?
Nous avons voulu faire cohabiter quatre moments forts de l’histoire de ces palaces. Un couple porte des vêtements fin XIXe siècle, c’est, pour la femme, la robe longue couleur moutarde enfilée sur un corset avec fessier renforcé. Pour les années vingt, trois queues-de-pie jouent les androgynes. Un couple vit dans les années cinquante, notez le splendide tailleur pour dame, couleur crème! Et enfin, les Moon Boot et les tenues excentriques signalent notre époque. De manière générale, je pratique volontiers, et sans les expliquer, la juxtaposition de plusieurs éléments, visuels, textuels et chorégraphiques, car j’ai une grande confiance dans l’intelligence et la sensibilité du public.
«Les hôtels de luxe, la vie luxueuse, le calme ne peuvent être contrefaits. On n’a jamais su copier ce paysage»