Nous sommes tous des lichens
◗ Pendant dix ans, Peter Wohlleben n’a pas vu les arbres. Il était garde forestier pourtant; des arbres, il en avait sous les yeux tous les jours. Mais il était aveugle. Comme il le raconte dans La
Vie secrète des arbres, le best-seller qui l’a rendu célèbre dans le monde entier; un jour qu’il marchait dans la forêt dont il avait la garde, il a vu la mousse qui recouvrait une vieille souche. Il était passé des milliers de fois par ce chemin, mais cette fois-là, il s’est arrêté et, plus important encore, il s’est accroupi, pour mieux voir. La souche moussue lui a ouvert les yeux. Il n’allait plus jamais regarder les arbres de la même façon. Et ses lecteurs non plus. Les arbres ne sont pas des stocks de bois à disposition des humains. Ils mènent une existence, certes végétale, mais pleine et entière.
Changer de regard, telle est la question. Dans son numéro de mars consacré à la révolution végétale, la revue
Critique met en perspective le succès du garde forestier allemand. Et la difficulté des humains à accepter d’autres points de vue. S’imaginant toujours à la pointe de l’évolution, on ne cesse pourtant de tourner autour du nombril de notre espèce. Si on a admis que le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, tout le reste s’articule forcément autour de nous. A tel point que pour approcher l’altérité du monde végétal, on ne peut le faire qu’avec nos schémas humains. Ce qu’a très bien compris Peter Wohlleben, qui a recours dans ses livres à quantité d’images anthropomorphiques pour expliquer les moeurs sophistiquées des arbres: les arbres pleurent, allaitent, envoient des messages…
Et s’il ne s’agissait pas en fait de poésie? Depuis 1999, avec Eloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, le botaniste Francis Hallé oeuvre au basculement du regard. De livre en livre, avec aussi cette attention à la beauté, il invite à se mettre à la place d’une fleur, d’une feuille ou d’un arbre. «En tant qu’animaux mobiles, il nous est presque impossible d’imaginer ce qu’est la sexualité lorsque les partenaires sont fixes et distants l’un de l’autre», écrit-il dans Les Arbres amoureux ou comment se reproduire sans bouger (Salamandre). Effectivement, c’est presque impossible. Mais le simple fait d’énoncer cette réalité ouvre des continents à l’imaginaire. Francis Hallé a d’ailleurs signé chez Arthaud un Atlas de botanique poé
tique. Tandis que l’on attend avec impatience la Drôle d’encyclopédie végétale d’Adrienne Barman (le 15 mars à La Joie de lire), et tandis que les plantes s’organisent sous la neige, lisons! ▅
Revue «Critique», «Révolution végétale», mars 2018 (le titre de cette chronique est emprunté à un article de la revue).