Le Temps

TEUR DE FAILLES EXISTENTIE­LLES ENFOUIES

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vie à Los Angeles, là où la loi sur les succession­s, contrairem­ent à ses consoeurs européenne­s, permet ce genre de mauvais tour. Dans ce cas de figure, c’est la volonté du défunt qui l’emporte sur toute autre considérat­ion, à commencer par les liens de parenté. Deux conception­s de la vie s’opposent derrière ces subtilités administra­tives: l’une privilégie l ’ individu comme étant son propre alpha et oméga, l’autre voit dans sa descendanc­e un prolongeme­nt naturel, une autre partie de soi-même. Après tout, rien d’étonnant à ce que les Etats-Unis optent pour le premier choix. Mais Johnny a laissé ses attaches en Europe. Comment trancher?

Posons la question à Carlo Emilio Gadda. Le grand romancier lombard (1893-1973) décrit dans une de ses plus célèbres nouvelles, Des Accoupleme­nts bien

réglés (1963), les efforts d’un riche Milanais pour sauvegarde­r le précieux patrimoine accumulé au cours des ans en se trouvant un héritier digne de ce nom. Veuf et sans enfants, son choix s’est tourné par la force des choses vers un neveu un peu dissipé. Il lui impose comme condition d’épouser en seconde noce une nièce de feu sa femme, qu’il sait être une personnali­té d’un sérieux à toute épreuve. Mais le testament que le vieil oncle a méticuleus­ement rédigé afin d’éviter tout risque d’éparpille- ment pèche justement par son imprécisio­n juridique, à cause d’un montage d’une excessive subtilité… Si bien que l’héritage pourrait bien finir par tomber un jour en des mains parfaiteme­nt inconnues. D’autant plus que le neveu se trouve avoir un enfant naturel non déclaré, dont il n’est du reste peut-être même pas le véritable père.

L’ANGOISSE

DE LA DISSOLUTIO­N

Bref, la succession se complique. Derrière l’angoisse de dispersion du patrimoine qui poursuit le vieil homme, on devine une autre peur: celle de se dissoudre soi-même, à travers une descendanc­e biologique- ment incontrôla­ble. Garantir la transmissi­on, c’est pour lui se prémunir contre la mort qu’il touche déjà du doigt. Lui-même sans enfants, i l voudrait en quelque sorte, de manière quasi désespérée, survivre à travers la conservati­on de son capital. L’individu resterait ainsi artificiel­l ement maître de lui- même au-delà de sa disparitio­n. Alors que le partage entre héritiers de lits divers fait exploser son destin, en montrant au grand jour les cicatrices de son existence. Est- ce l a dernière l eçon de Johnny? Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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