Le Temps

«CLARICE LISPECTOR SE JOUE DE NOUS MAIS PAS DES MOTS»

- PAR LAURENCE BOISSIER

◗ «Liberdade é pouco. O que eu desejo ainda não tem

nome.» (La liberté ne suffit pas, ce que je désire n’a toujours pas de nom.)

J’ai commencé à lire Clarice Lispector en janvier 2018. Nous avons donc affaire à une sorte de mentorat en temps réel. Y aura-t-il un avant et un après Clarice Lispector dans mon écriture? J’espère bien que non. Impossible que non. Non.

Il y a du Lispector à la bibliothèq­ue de la Cité. Dans le rayon pour les 4 à 8 ans, un petit livre sur la vie intime d’une poule. Chez les adultes, Le Lustre, son deuxième roman, et Corps séparés, un recueil d’histoires courtes. Dans les librairies, pas trace de Cla- rice Lispector. J’ai commandé et reçu un pavé qui réunit l’ensemble de ses nouvelles. Les festivités de la Saint-Valentin, toujours épuisantes pour le corps, ont freiné mon élan de lectrice. Je n’ai pas encore terminé La Passion selon G. H. dans lequel une femme, G. H., entre dans une chambre, trouve un cafard, se livre à l’introspect­ion puis mange le cafard. Au moment où j’écris ces lignes, je n’ai rien compris à Lispector, dont l e mysticisme m’échappe complèteme­nt. Elle se lit sans doute avec une autre partie du cerveau. Je n’exclus pas de trouver un jour laquelle.

Pour préparer cet article, j’ai marqué d’une languette de papier les passages qui donnent envie de la lire. Le pavé de nouvelles a fini par doubler de volume. Il ressemble maintenant à une châtaigne. J’ouvre la châtaigne. En voilà un: «Je regarde l’oeuf dans la cuisine avec une attention superficie­lle pour ne pas le casser. Je prends le plus grand soin de ne pas l e comprendre. Puisqu’il est impossible de le comprendre, je sais que si je le comprends, c’est une erreur de ma part.»

Quand Clarice était une petite fille, à Recife, le Diario de Pernam

buco publiait chaque jeudi des textes de jeunes lecteurs. Ceux qu’elle envoyait étaient systématiq­uement refusés. Le journal voulait de vraies histoires à la «il était une fois», alors que celles de Clarice décrivaien­t des sensations et, déjà, elle s’amusait à marier entre eux des mots qui ne s’étaient pas encore rencontrés. Elle n’a jamais dévié. N’a jamais rien donné. N’a jamais fait de concession­s. En retour elle ne s’attendait pas à être comprise. Son premier roman, paru en 1944, a été un succès critique. Mais pour les suivants, encore plus opaques, l’attente fut longue. Ce n’est qu’en 1960 que, grâce à une notoriété acquise par le biais de ses nouvelles, son histoire passionnée avec les Brésiliens a réellement commencé. Le Brésil est amoureux d’elle. De le savoir me donne envie de prendre le premier vol TAM pour Rio et de poser mes valises dans ce bouillon.

Les romans de Lispector sont des romans d’action, mais une action uniquement interne. Les rares éléments factuels nous sont concédés comme on nourrit des chiens perdus. Nous nous précipiton­s dessus, affamés de faits. Elle dissèque des personnage­s banals auxquels brusquemen­t, il arrive un événement, banal. Nous assistons, désarçonné­s, aux mouvements de leur âme profonde. En comparaiso­n, la fosse sous-marine des Mariannes fait pâle figure. Mon côté calviniste des deux côtés se révolte contre ces interminab­les forages. Mais admettons que la vie est un peu comme ça, de longues vagues soulagées par peu de crêtes.

D’après Benjamin Moser, son biographe, nombreux sont les lecteurs qui cèdent à l’énervement. Des stratégies existent et sont partagées. On peut la lire «sans en avoir l’air», «avec un seul oeil», ou bien à petites doses en formant les mots. Je n’ai pas encore développé de technique particuliè­re. Plutôt l’impression d’être comme un chat avec un morceau de Scotch. Je m’en tiens à ses nouvelles, nombreuses, plus accessible­s, et tant pis si je passe à côté de l’épiphanie. De toute manière, elle n’écrit pas pour des êtres humains.

Lorsque le premier livre de Lispector a été traduit, c’était en français, elle a tout fait reprendre. La syntaxe et la ponctuatio­n avaient été corrigées. Elle se joue de nous mais pas des mots. Elle les poussera à bout dans sa quête de rendre l’inconcevab­le. Ses traductric­es et traducteur­s sont des héros de notre temps. Nous pouvons les voir sur YouTube, les traits tirés, le regard halluciné et probableme­nt rendus pour toujours incapables de traduire une prose convention­nelle. «Je suis un poste de radio bon marché seulement capable de capter l es ondes moyennes, alors que toi, lui écrit Rubem Braga en 1957, tu captes toutes les fréquences, des ondes radar aux micro-ondes».

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