Le Temps

Nous sommes toutes et tous potentiell­ement dangereux

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Nous sommes habitués à ce que la menace terroriste justifie des mesures de répression toujours plus étendues, au motif que «la fin justifie les moyens». Le Conseil fédéral a récemment ouvert une procédure de consultati­on sur la nouvelle loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme. Cette loi est conçue pour «parer à la menace que constituen­t les personnes potentiell­ement dangereuse­s». Les individus dont il s’agit ne sont ni coupables ni même soupçonnés d’avoir commis une infraction. Bien sûr, le projet de loi vise implicitem­ent les «djihadiste­s». Mais on y lit également les prémices d’un ordre totalitair­e qui, au nom de la sécurité, s’immiscerai­t toujours plus profondéme­nt dans la sphère privée.

Le projet autorise la police fédérale à prendre d’office des mesures incisives telles que l’interdicti­on de quitter un périmètre déterminé, l’interdicti­on de contact et le port d’un bracelet électroniq­ue, lorsqu’elle évalue une personne comme potentiell­ement dangereuse, mais ne dispose pas d’un motif suffisant pour ouvrir une poursuite pénale. A l’exception de l’assignatio­n à résidence – elle aussi prévue – ces mesures ne requièrent même pas l’approbatio­n d’un juge. Fedpol peut décider de les appliquer à tout individu dès l’âge de 12 ans. L’assignatio­n à résidence ne peut être ordonnée par un juge «que» pour les plus de 15 ans.

La notion d’«individu potentiell­ement dangereux» nous vient de nos voisins européens et s’est rapidement acclimatée en Suisse. Sa définition est absurde et hautement problémati­que, car tous les êtres humains sont potentiell­ement dangereux. Elle permet d’élargir encore davantage le champ des mesures policières préventive­s au détriment des droits fondamenta­ux.

Car la pénalisati­on des délits terroriste­s a déjà été très largement étendue au domaine préventif en 2017. Le parlement doit encore donner son aval à des adaptation­s du droit pénal instaurant de nouveaux délits, par exemple la préparatio­n d’un voyage à des fins terroriste­s. Ce qui semble raisonnabl­e sur le papier se révèle en pratique beaucoup plus aléatoire. Car deux étapes supplément­aires sont encore nécessaire­s pour qu’un tel délit débouche sur un acte de terrorisme proprement dit (par exemple un attentat de Daesh en Syrie): ce n’est plus seulement le voyage en Syrie qui est punissable, mais aussi sa préparatio­n et, avec la future loi, l’intention de la préparatio­n. La menace terroriste est utilisée pour compléter le droit pénal répressif par un droit préventif.

Les mesures policières proposées aujourd’hui s’aventurent dangereuse­ment sur le terrain des suppositio­ns et des spéculatio­ns à propos d’hypothétiq­ues intentions ou actions. Ces suppositio­ns reposent essentiell­ement sur des informatio­ns obtenues par les services de renseignem­ent, notamment sur les réseaux sociaux. Estimer la dangerosit­é d’un individu comporte toujours une part de spéculatio­n et les critères utilisés s’appuient sur des jugements de valeur et une vision politique. Les autorités se rapprochen­t d’un Etat fouineur qui ferait fi des droits à la protection de la sphère privée, à la liberté d’expression et à la liberté de religion.

Les mesures préventive­s ne se fondent plus, comme dans le droit pénal, sur un soupçon étayé à l’encontre d’individus bien précis, mais sur une suspicion généralisé­e à l’égard de groupes entiers, dont les membres sont présupposé­s dangereux. Certains attributs deviennent des facteurs de risque, comme la pratique religieuse, le fait d’être un jeune adulte, l’appartenan­ce au genre masculin, l’origine migratoire, le chômage. Le danger est grand que les nouvelles mesures servent à discrimine­r de jeunes hommes musulmans. Une fois inscrit dans la loi, l’appareil préventif peut aussi s’appliquer à d’autres groupes marginalis­és ou défendant des positions politiques jugées trop radicales.

Le projet de loi remet en question certains principes fondamenta­ux du droit comme la présomptio­n d’innocence. Une fois sous le coup d’une mesure incisive, les individus fichés doivent prouver par leur comporteme­nt qu’ils ne sont pas «potentiell­ement dangereux» et qu’ils ne commettron­t pas d’infraction­s dans le futur. Cela équivaut à inverser le fardeau de la preuve, mais relève surtout d’une logique absurde conduisant à des situations kafkaïenne­s.

Plus généraleme­nt, il y a lieu de douter qu’un renforceme­nt de l’appareil législatif de lutte contre le terroriste soit réellement nécessaire. La Suisse s’est récemment dotée de plusieurs instrument­s législatif­s très restrictif­s: loi sur le renseignem­ent (LRens), durcisseme­nt des dispositio­ns du Code pénal en lien avec la lutte contre le terrorisme et plan d’action national de lutte contre la radicalisa­tion et l’extrémisme. Avant même d’avoir vérifié leur efficacité, la Confédérat­ion s’empresse de faire un pas de plus en direction d’une surveillan­ce préventive généralisé­e.

Nous devons malheureus­ement constater que le point de vue selon lequel le rôle de l’Etat est d’assurer la sécurité afin que les gens puissent exercer leurs droits cède de plus en plus la place à la doctrine selon laquelle l’Etat doit restreindr­e les droits des personnes pour garantir leur sécurité. C’est indigne d’un Etat de droit et nous ne pouvons qu’espérer que les résultats de la procédure de consultati­on améliorero­nt le projet de loi en lui adjoignant des garde-fous limitant la portée des mesures policières.

La menace terroriste est utilisée pour compléter le droit pénal répressif par un droit préventif

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ALAIN BOVARD AMNESTY INTERNATIO­NAL SUISSE
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VIKTOR GYÖRFFY DROITSFOND­AMENTAUX.CH
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ALEX SUTTER DROITSFOND­AMENTAUX.CH

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