Florence Martin-Kessler, la fée qui transforme le journalisme en spectacle
Elle invite les journalistes à divulguer sur scène les perles d’une vie. La formule triomphe en France. Ces jours, elle prépare le spectacle des 20 ans du «Temps». Rencontre avant la première, le 16 mars à Genève
«J’aime cette impression de vivre mille vies que je ne vis pas»
Tiens, cet air malin de guetteuse. Florence Martin-Kessler vous attend à l’angle, sur le trottoir du Petit Panisse, troquet mignolet, rue de Montreuil à Paris. Elle est assortie au ciel d’un lundi, printanière avant l’heure, avec sa chemise florale, ses chaussures vernies de colibri pas sage. «Un verre de rouge, du morgon?» «Avec grand plaisir, Florence.» «Et une noisette de foie gras en entrée?» On ne sait pas pourquoi, mais on rit soudain de se sentir ailé.
Florence Martin-Kessler sait faire planer les journalistes, c’est une histoire de tempérament, une vocation, mais oui: s’effacer, révéler, valoriser. C’est devenu son business d’ailleurs, à l’enseigne de Live Magazine, son journal vibrant, son théâtre chamboulé par l’actualité, celle du coin de la rue, comme celle de l’Elysée. A Paris, à Bruxelles, à Genève la semaine prochaine, pour les 20 ans du Temps, cette ancienne documentariste monte des spectacles dont les pros de l’info sont les acteurs, qu’ils soient grands reporters, localistes, soiristes ou caricaturistes. Le Monde, Les Echos, entre autres, lui ont demandé de les mettre en scène.
Spectacles à guichets fermés
La presse vire peau de chagrin, dit-on. Dans son manteau d’Arlequin, elle exulte. Parce que les comédiens d’un soir ne font pas d’effets de manches, confient la perle d’une vie, divulguent l’insoupçonnable, brodent sur une tocade. Le public, lui, répond à la Gaîté-Lyrique, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, des salles toujours plus grandes parce qu’on doit refuser du monde, s’amuse Florence Martin-Kessler. S’il vient, c’est pour éprouver le sortilège d’une représentation unique, un jet pour une tragédie, un potin ou une anecdote qui croque, le principe même d’un article.
Au Petit Panisse, Florence Martin-Kessler libère cette encre vive. Parfois, elle s’inquiète de vous voir griffonner sur votre carnet. Alors, elle improvise une tartine de foie gras et vous la tend, comme une becquée. Mais quel est son rôle exact? Directrice d’abord de Live Magazine qu’elle cofonde en 2014 avec Thomas Baumgartner et Sébastien Deurdilly. Autour d’elle, quatre collaborateurs, dont un script doctor, chargé d’évaluer le potentiel d’une histoire, de la muscler s’il le faut. Quand elle a dit oui à un titre, elle s’immerge dans la rédaction, incognito, jusqu’à un certain point. Son enthousiasme la trahit. Car Florence est une spectatrice stendhalienne: elle s’exclame. On l’a bien senti à la rédaction du Temps à Lausanne.
C’était un lundi de janvier et les collègues anticipaient les opérations de la semaine. Le grand briefing a ses usages: des paroles fusent, des timidités s’oublient. Ce matin-là, un rire scandait les répliques. C’était Florence Martin-Kessler qui faisait des repérages pour le spectacle, avant d’auditionner des camarades. «Avez-vous une histoire que vous n’avez jamais racontée et que vous voudriez raconter sur scène? Réfléchissez, prenez votre temps, faites-moi des propositions. Vous n’avez jamais fait ça? Je vous aiderai.» L’ordinaire d’un rédacteur en chef.
L’ivresse de la surprise
«Un autre verre de morgon?» Tout coule alors. On lui envoie des synopsis, elle en soupèse l’intérêt théâtral, elle anticipe sa dramaturgie. Car comme dans tout bon journal, il s’agit d’éviter les tunnels, de varier les plaisirs, de ménager la surprise. «Il faut alterner les séquences et introduire des corps étrangers, des personnalités venues d’ailleurs.» La surprise fait partie du plaisir. Et parfois, elle est énorme.
Au mois de novembre, les 1500 spectateurs du Casino de Paris venus assister au spectacle des Echos s’amusent de découvrir le sosie parfait d’Edouard Philippe. Sauf que c’est bien le premier ministre, cet amoureux de Cyrano de Bergerac – le texte qu’il chérit, raconte-t-il dans Des Hommes qui lisent. Mieux, il se révèle aussi drôle que le Pierre Richard de la grande époque, en grand brun à la chaussure noire. «Quand l’Elysée m’a appelé pour me proposer Matignon, j’étais dans les locaux des Républicains et j’ai dû me cacher.»
Pop et chic
Florence Martin-Kessler est à sa façon pop et chic la descendante de Julie de Lespinasse, cette femme qui attisait les beaux esprits à l’époque des Lumières. Elle est à l’aise où qu’elle passe, elle doit ça peut-être à son milieu d’origine, la bonne bourgeoisie parisienne. L’été est breton, vive les hortensias. L’hiver poudreux, à Vercorin ou à Zermatt. L’école est faite pour elle, elle en sort avec un bac classique brillant qui la propulse à Science Po, puis à 21 ans dans une grosse boîte où elle est censée éclairer des clients qui ont vingt ans de plus qu’elle. «J’avais tout fait juste, j’avais envie d’autre chose.»
Le désir d’être désorientée alors, un amour qui sait: la voici à Bombay au début des années 1990. Elle y vit, elle y filme – un documentaire sur la lutte des castes –, elle aiguise son regard. Plus tard, il y aura New York, d’autres films. «Et puis cette épiphanie, confie-t-elle, grâce à une bourse d’une année à Harvard. J’y rencontre Douglas McGray, un Californien qui a inventé le Pop-Up Magazine. Je suis fascinée par le concept, parce que j’ai la passion de la presse. Je décide de proposer ma formule à moi en Europe.»
Vous voudriez qu’on vous dévoile ici les têtes d’affiche du 16 mars? On a promis de garder le silence. Le morgon, ce rouge d’oiseleur, badigeonne l’après-midi de gaieté. «J’aime cette impression de vivre mille vies que je ne vis pas», lance Florence Martin-Kessler. L’oiseau-chanteur de la presse annonce son printemps. ▅
«Live Magazine», les 20 ans du «Temps», ve 16 mars à 18h, Théâtre Pitoëff, Genève, Festival du film et forum international sur les droits humains; www.fifdh.org/site/fr/programme