Le Temps

«Changez la Chine ou elle vous changera»

Lobsang Sangay, premier ministre du gouverneme­nt tibétain en exil, évoque la mainmise de Pékin et la naïveté des Européens face aux ambitions chinoises.

- FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller

Le premier ministre du gouverneme­nt tibétain en exil, Lobsang Sangay, était de passage à Genève il y a peu pour préparer la plus grande manifestat­ion en Europe des Tibétains en exil, à l'occasion du 59e anniversai­re du soulèvemen­t contre l'occupation du Tibet par les troupes chinoises, qui se tient le 10 mars à la place des Nations devant le palais de l'ONU. A Berne, il a rencontré des membres du groupe de soutien au Tibet du parlement fédéral. Il leur a fait passer deux messages: la Suisse doit continuer de plaider pour un dialogue – interrompu depuis des années – entre autorités chinoises et représenta­nts du dalaï-lama; la Suisse doit soutenir la politique d'une seule Chine comme le demande Pékin tout en soutenant la «voie du milieu» prônée par le dalaï-lama en vue d'instaurer une réelle autonomie du Tibet.

Il y a un an, Xi Jinping s’exprimait à Genève à la tribune de l’ONU pour prôner un monde ouvert, le multilatér­alisme et un «futur partagé». Un discours très bien accueilli. Est-ce une source d’espoir? Les conclusion­s du 19e congrès du PCC en novembre dernier étaient très claires: il est question de parti unique, de socialisme aux caractéris­tiques chinoises dans une ère nouvelle et de la «pensée Xi Jinping». La démocratie libérale et les libertés en sont absentes. Pour Xi Jinping, la nouvelle ère est celle de la conquête à l'internatio­nal. Le choix auquel est confronté le monde est très simple: soit vous transforme­z la Chine en une démocratie libérale, soit la Chine vous transforme­ra aux normes du socialisme aux caractéris­tiques chinoises. Longtemps, on a voulu croire que plus il y aura d'étudiants chinois à l'étranger, plus la Chine sera ouverte et plus la Chine se transforme­ra de l'intérieur pour devenir comme nous. Aujourd'hui, c'est l'inverse, la Chine veut que le monde lui ressemble davantage. Pékin a un agenda, une idéologie. Si vous pensez que la Chine peut prendre le leadership pour, mettons, le changement climatique, alors prenez le Tibet comme mesure. Des environnem­entalistes chinois proposent de déclarer le plateau tibétain comme le troisième pôle pour en faire un parc national. Mais le gouverneme­nt n'écoute pas: exploitati­on minière, déforestat­ion, constructi­on de barrages hydrauliqu­es se poursuiven­t. Que veut dire Xi Jinping quand il dit qu'il est soucieux du réchauffem­ent climatique?

Le choc idéologiqu­e entre l’Occident et la Chine est programmé? Tout le monde veut travailler avec la Chine. Mais quand Xi Jinping parle de «futur partagé», il songe à imposer les valeurs chinoises. Mao Tsé-toung a réunifié la Chine, Deng Xiaoping l'a modernisée, Xi Jinping veut en faire le numéro un mondial.

Faut-il y voir une menace pour autant? C'est un défi.

En Suisse on voit plutôt une opportunit­é de commerce. Tout le monde rêve du marché chinois. Mais en fin de compte, une fois qu'elle a acquis la connaissan­ce et les technologi­es, la Chine vend plus de biens que l'inverse. Rares sont les pays qui ont une balance commercial­e bénéficiai­re avec la Chine. La Suisse est peut-être une exception, mais la Chine gagne davantage dans l'échange commercial avec la plupart des pays. Son projet de Route de la soie bénéficier­a avant tout aux entreprise­s chinoises. Elle achètera les matières premières en Asie centrale, les transforme­ra en biens en Chine et les vendra sur le marché européen. C'est une stratégie affichée, planifiée, mercantili­ste.

Vos interlocut­eurs européens vous comprennen­t-ils? Les Européens sont naïfs. La distance et l'orientalis­me rendent difficile la compréhens­ion de la Chine. Les sinologues ont trop souvent une vision romantique de la Chine. Je dois expliquer l'expérience du Tibet aux politicien­s et aux experts de la Chine. Ça, c'est la réalité.

N’est-ce pas plutôt le business qui importe? Mais là encore on est dans le romantisme: on veut vendre 1,3 milliard de montres, 1,3 milliard de couteaux suisses. A la fin, c'est la Chine qui vous vendra des montres et des couteaux. La Route de la soie est une stratégie pour gagner de l'argent. S'il y a une dispute, la Cour d'arbitrage sera en Chine, Pékin ne veut pas de Cour de justice internatio­nale. Ils veulent décider des standards, des normes, avec leurs juges.

Qui soutient encore la cause d’un Tibet autonome en Europe? Là encore, l'Europe est naïve. Prenons l'exemple des dialogues bilatéraux sur les droits de l'homme. On nous a dit de ne pas en parler publiqueme­nt pour ne pas faire perdre la face aux Chinois. Dix ans plus tard, les diplomates occidentau­x doivent bien reconnaîtr­e qu'il s'agit juste d'un monologue. Depuis quinze ans les droits de l'homme sont en recul en Chine. Il en va de même au Tibet. Oui, le soutien au Tibet diminue. Mais on commence à m'écouter parce que ce que je disais il y a dix ans est en train de se réaliser. Cela a commencé par le Tibet mais aujourd'hui l'Australie passe par les mêmes étapes. En choisissan­t de s'aligner sur l'Asie et la Chine, du fait de l'éloignemen­t européen, l'Australie s'est liée à la Chine. Au point que son parlement a fini par légiférer pour réduire l'influence étrangère. Cette influence n'est pas que commercial­e, mais aussi politique. La troisième source de revenu de l'Australie est aujourd'hui l'éducation, grâce à l'arrivée en masse d'étudiants chinois. Si un professeur d'université mentionne Taïwan et que les étudiants chinois se plaignent, que fait l'université? Elle vire le professeur. Il y a déjà eu quatre ou cinq cas. Ce n'est pas l'éducation occidental­e qui influence les étudiants chinois mais l'inverse: vous ne pourrez plus parler de Taïwan, ni du Tibet ni de Tiananmen. Ce sont les trois interdits, les trois T.

Pourrait-il en aller de même en Suisse? Absolument. Aux EtatsUnis, il y a quantité d'Instituts Confucius, installés dans les université­s. Et là où vous avez un Institut Confucius, vous avez les trois interdits. C'est documenté. Je ne serai jamais invité à donner un discours sur les droits de l'homme au Tibet dans une université qui collabore avec un Institut Confucius. Cela commence par le Tibet et cela se termine avec vous! La question du Tibet sert de test: pouvez-vous encore en parler ou non? Le changement ne viendra-t-il pas de l’intérieur de la Chine? La répression du gouverneme­nt est systématiq­ue. Le Parti communiste veut dissimuler la vérité, il quadrille son territoire comme il l'a fait avec le Tibet: avec des espions, la police, l'armée et la police armée. Il y a désormais des cartes d'identité avec des puces biométriqu­es de deuxième génération et des caméras de surveillan­ce partout. Quand un nomade tibétain voyage, tous ses mouvements sont enregistré­s. Des algorithme­s et des logiciels de contrôle permettent de savoir dans quels villages il y a le plus grand nombre de déplacemen­ts, ce qui les rend suspects. Il y a, par ailleurs, le contrôle par le voisinage. Autrefois, une personne surveillai­t 500 familles, en rotation. A présent, il y a une personne pour 20 familles. En échange d'informatio­ns, on obtient des subsides. Si on veut aller à l'hôpital, obtenir un permis, il faut livrer des informatio­ns. Depuis deux ou trois ans, un nouveau système se met en place: il est plus secret, en réseau, et intègre l'ancien système de surveillan­ce par le voisinage. Cela a été mis en place pour le plateau tibétain, cela s'étend à présent au Xinjiang. Dans le même temps, la mobilité interne est réduite, on ne donne plus de passeport aux Tibétains. Pour protester, ils n'ont plus d'autre recours que de s'immoler. D'un autre côté, pour répondre à votre question, la Chine a le plus grand nombre de croyants bouddhiste­s avec 300 millions de pratiquant­s. Ils respectent le dalaï-lama, nombre d'entre eux visitent Dharamsala pour suivre son enseigneme­nt, certains sympathise­nt avec les Tibétains. Ces voix existent mais elles sont réprimées.

«Mao Tsé-toung a réunifié la Chine, Deng Xiaoping l’a modernisée, Xi Jinping veut en faire le numéro un mondial»

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(JOHANNES EISELE/AFP) Deux policiers chinois en patrouille devant le palais du Potala à Lhassa, au Tibet.
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LOBSANG SANGAY PREMIER MINISTRE DU GOUVERNEME­NT TIBÉTAIN EN EXIL

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