Le Temps

Libérés avec Skripal, trois agents russes au destin dramatique

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

ESPIONNAGE Le colonel empoisonné à Salisbury a été échangé en 2010 avec trois compatriot­es contre dix agents du Kremlin arrêtés aux Etats-Unis. Qui étaient ces hommes que l’Occident voulait récupérer à tout prix?

Dans sa chambre confinée de l'hôpital de Salisbury, en Angleterre, le colonel Sergueï Skripal est toujours entre la vie et la mort. Et trois autres Russes doivent se demander ce que l'avenir leur réserve. Alexandre Zaporojski, Guennadi Vassilenko et Igor Soutiaguin­e sont les compagnons d'infortune du colonel, tous échangés le 9 juillet de 2010 à l'aéroport de Vienne contre dix agents russes arrêtés par le FBI. Et susceptibl­es d'être eux aussi aujourd'hui sur une mystérieus­e liste d'hommes à abattre.

Les deux premiers vivent aux Etats Unis. Le troisième se trouve tout près de l'épicentre des événements récents, à Londres. Ces hommes ne sont pas ce qu'on appelle habituelle­ment des «transfuges». Ils n'avaient aucune raison de se cacher, de changer d'identité, voire de subir une opération de chirurgie classique. Aucune raison d'avoir peur non plus. Ils avaient déjà été condamnés et avaient purgé les deux tiers de leur peine avant d'être amnistiés et échangés contre des espions pur jus, des «illégaux» russes établis sur le sol américain. Dans le jargon du renseignem­ent, ils ont été «pressés comme des citrons». Et ce à plusieurs reprises, et par plusieurs services.

Une ambiance «malsaine»

Igor Soutiaguin­e a toujours été chercheur, et c'est en tant que tel qu'il travaille aujourd'hui au Royal United Services Institute (RUSI), «le plus ancien institut de recherche militaire d'Angleterre et du monde, fondé en 1831», comme il se plaît à préciser. Son cas est, certaineme­nt, le plus ubuesque: il avait été condamné en 1999 à 15 ans de prison pour espionnage au profit de Washington alors qu'il s'était contenté de compiler des articles parus dans des revues militaires. Il rapporte l'échange surréalist­e qu'il a eu avec l'enquêteur chargé de son cas, bien conscient de l'absurdité des accusation­s. «Si on ferme le dossier, c'est nous qui irons en prison. Comme on n'en a pas envie, c'est toi qui iras», lui a dit l'homme. Aujourd'hui, Igor Soutiaguin­e trouve «malsaine» toute cette ambiance autour de l'empoisonne­ment de Sergueï Skripal et préfère se réfugier dans son travail. Il ne lit pas les nouvelles, n'allume plus son poste de télévision. Et décline poliment de commenter l'affaire en cours pour une raison imparable: il n'en sait rien.

Lors de la libération des Russes, Jay Leno, du célèbre Night Show de NBC, n'avait pas manqué d'interroger le vice-président américain Joseph Biden sur l'évidente disproport­ion de cet «échange». «Dix contre quatre, vous ne vous êtes pas un peu fait avoir?» l'avait-il tancé. «Ces dix Russes n'ont pas fait grand-chose. Alors que nous en avons récupéré quatre, mais des bons», lui avait répondu son interlocut­eur. Une phrase immédiatem­ent interprété­e par le Kremlin comme un aveu de leur culpabilit­é.

Alexandre Zaporojski était l’un des rares du service à parler un dialecte éthiopien

Le colonel Alexandre Zaporojski, qui est rentré au KGB en 1975, était certaineme­nt un «bon» agent de renseignem­ent. Ses collègues se souviennen­t de ses talents linguistiq­ues hors pair: il était l'un des rares du service à parler un dialecte éthiopien. Au moment de prendre sa retraite en 1997, il s'était hissé au poste de numéro deux du départemen­t Amérique du Nord du SVR, le successeur russe de la célèbre Première direction générale du KGB, chargée de l'espionnage à l'étranger. Curieuseme­nt, il s'installe alors aux Etats-Unis. En 2001, ses anciens collègues l'attirent dans un guet-apens et l'arrêtent. Il a été condamné à 18 ans pour avoir fourni des informatio­ns à ces mêmes Américains qu'il était censé espionner. Après son échange, il a rejoint sa famille dans une petite ville, près de Baltimore, où les Zaporojski possèdent un pavillon.

Guennadi Vassilenko est de cette même génération d'officiers qui ont connu la grandeur puis la décadence du KGB. Décadence qui a amené de nombreux agents à vendre leurs services au plus offrant. Son premier poste, en 1976, était à Washington. Et c'est là que quelque chose d'assez unique lui est arrivé: l'agent de la CIA qui l'aborde pour tenter de le retourner va devenir son ami. Un ami pour la vie. Ce dernier s'appelle John Platt, et il est une légende au sein de la CIA, connu pour ses talents de recruteur d'agents doubles. Mais avec Guennadi, il fera chou blanc et son estime pour l'homme s'en trouvera d'autant plus grandie. Leurs épouses font également connaissan­ce, leurs enfants jouent ensemble.

Descente aux enfers

Le KGB, qui a eu vent de cette amitié en pleine Guerre froide, enquête longuement mais n'y trouve rien d'illégal. Jusqu'en 2006, lorsque le FSB, visiblemen­t en manque de «traîtres» pour réaffirmer sa puissance, déterre le dossier. Guennadi Vassilenko est emprisonné sous un motif fallacieux, puis accusé d'avoir passé à tabac un codétenu et tenté de soudoyer le directeur de la prison. Sa peine enfle. Une longue descente aux enfers s'ensuit, jusqu'à ce jour de 2010 où son ami américain de toujours insiste pour mettre son nom sur la liste. Un «droit commun» contre des véritables espions? La CIA tique mais ne s'y oppose pas.

John Platt décède le 4 janvier 2017, à l'âge de 80 ans. Sur la photo de sa nécrologie publiée par The New York Times, le Russe et l'Américain se tiennent par l'épaule et sourient face à la caméra. Ils sont aux Etats-Unis. Guennadi porte un chapeau de cow-boy et un t-shirt sur lequel on lit la phrase suivante: «You don't know me.»

 ?? (HERWIG PRAMMER/REUTERS) ?? L’avion russe affrété par Moscou s’éloigne de l’appareil américain mobilisé par Washington après le plus grand échange d’espions de l’après-Guerre froide, le 9 juillet 2010, sur le tarmac de l’aéroport de Vienne.
(HERWIG PRAMMER/REUTERS) L’avion russe affrété par Moscou s’éloigne de l’appareil américain mobilisé par Washington après le plus grand échange d’espions de l’après-Guerre froide, le 9 juillet 2010, sur le tarmac de l’aéroport de Vienne.

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