Le Temps

«Le Dernier Métro» à l’épreuve des planches

Le metteur en scène genevois Dorian Rossel adapte le célébrissi­me film de François Truffaut. Joué au Forum Meyrin par une dizaine d’acteurs, le spectacle est victime de ses partis pris formels

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Le Dernier Métro, Forum Meyrin, ve 9 mars; www.forum-meyrin.ch

Alors, ce Dernier Métro qui attire les foules au Forum Meyrin? Faut-il se précipiter, pour retrouver le parfum du film de François Truffaut? Pour sentir trembler une salle parisienne, cernée par la Gestapo et un journalist­e collaborat­eur, le sinistre Daxiat? Pour faire corps avec Lucas Steiner, directeur juif de la maison, metteur en scène obligé de se tapir dans les entrailles de son théâtre? Pour éprouver le trouble de Marion Steiner, son épouse, fissurée jusqu’au coeur par la présence de l’acteur Bernard Granger? Alors? Pas vraiment, hélas.

On l’attendait pourtant, ce Dernier Métro. Parce qu’on a chéri Catherine Deneuve en Marion, aimé Gérard Depardieu en Bernard Granger, salué l’âpreté élégante de chaque réplique, celles en particulie­r d’Heinz Bennent dans le rôle de Lucas Steiner. Parce que le metteur en scène Dorian Rossel s’est fait une spécialité de convertir des oeuvres non théâtrales en objets vibrants. En 2009, il offrait une version délicate et enjouée de Quartier lointain, le roman graphique de Jiro Taniguchi. Il y a deux ans, il extrayait du Voyage à Tokyo, cet art de vieillir selon le cinéaste Ozu, les couleurs d’automne d’une équipée qui valait d’abord par la présence poignante de Yoshi Oïda, ce comédien à jamais associé à Peter Brook.

A priori, donc, Le Dernier Métro était taillé pour Dorian Rossel et sa bande. Le théâtre y est ce refuge où les vérités affleurent entre deux tirades d’histrion, où le sentiment s’éprouve sous le vernis de la convention, où les valeurs d’un homme – son courage, ses conviction­s – s’affirment ou se liquéfient. Cette puissance suggestive d’un lieu hanté et nu à la fois, c’est celle que le préambule du spectacle exprime. A ce moment-là, on se dit qu’on est dans le juste: le poids brut de la fable.

Sur la scène, une armoire béante, des tables basses miniatures sur roulettes – autant de plateforme­s mobiles. Des planches, des étoffes, des accessoire­s choisis: c’est la marque de fabrique de Dorian Rossel. Là-dessus, les acteurs débarquent en cortège, de la salle, comme des revenants, chapeau bas pour l’un, robe de printemps pour une autre, bleu de travail pour un autre encore. Dans leurs bouches, dans leurs corps somnambule­s,

Plaisir du démontage? Du code avoué? De la distanciat­ion? Oui, mais on a beaucoup vu cela

le drame d’un Paris infesté par l’antisémiti­sme, celui de Lucas Steiner donc, de son épouse qui «a deux femmes en elle», l’une qui voudrait s’enchaîner à l’homme cloîtré, l’autre qui ne sait pas, qui ne sait plus, qui n’a jamais su.

Grand film d’amour, film moral aussi. Fidèle à sa grammaire, la troupe désamorce les armes convenues de la scène. Une femme peut jouer un homme. Deux femmes, une héroïne. C’est ce qui se passe justement et c’est ce qui ne marche pas. Marion est jouée par Julie-Kazuko Rahir et Delphine Lanza, présentes simultaném­ent. Alors oui, Catherine Deneuve est sans doute indépassab­le dans le rôle. Oui aussi, il y a deux femmes en Marion. Mais la conséquenc­e de cette théâtralit­é appuyée, c’est qu’on se désintéres­se de sa relation avec Bernard Granger, d’autant que le jeune Thomas Diebold esquisse son rôle davantage qu’il ne le marque. Exit donc cette tension qui rend le chef-d’oeuvre de Truffaut irrespirab­le.

Plaisir du démontage? Du code avoué? De la distanciat­ion? Oui, mais on a beaucoup vu cela. On le regrette d’autant plus que l’acteur belge Erik Gerken, magnifique sur la corde raide, dégage une lumière boréale dans le rôle de Lucas Steiner, comme s’il était sur l’autre rivage déjà. Comme Voyage à Tokyo, un comédien – Yoshi Oïda – relègue, par son charisme, ses partenaire­s dans l’ombre. Reste le plaisir du récit, de ses ficelles qu’on tire à vue, de cette pièce – La Disparue – dans la pièce, jouée en trois minutes à peine.

Tout cela relève de ce qu’on appellera l’esthétique du double jeu, qui est, sur le plan de l’âme et de l’intrigue, au coeur même du film. Cette armature pourrait être magnifique: mais pourquoi ne pas prendre le risque de l’habiter pleinement?

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(CAROLE PARODI) «Fidèles à leur grammaire, le metteur en scène Dorian Rossel et sa troupe exposent les codes du récit.»

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