Le Temps

LA MÉCHANCETÉ N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT

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PAR MARK HUNYADI François Jost retrace de manière rigoureuse la généalogie de la noirceur envers autrui dans le champ médiatique. Le sémiologue montre ainsi comment cette dispositio­n s’est amplifiée dès l’avènement de la télévision et ce qu’elle recouvre: une nouvelle lutte des classes

Le titre du livre suggère une étude sur la malignité à l’ère 4.0 (La Méchanceté en actes à l’ère numérique), mais c’est en réalité d’autre chose qu’il s’agit dans le dernier livre de François Jost: d’une étude sur les transforma­tions des pratiques de méchanceté telles qu’elles apparaisse­nt dans les médias (français) ces soixante dernières années, jusqu’au bashing qu’alimentent aujourd’hui les réseaux sociaux. Il s’agit donc en réalité d’une brève généalogie de la méchanceté médiatique. L’auteur cherche les racines «de ce qu’on peut appeler la démocratis­ation de la méchanceté médiatique, cette chaîne d’événements qui donne à chacun la possibilit­é d’exprimer sa médisance, sa jalousie ou sa haine».

Car la méchanceté n’est plus ce qu’elle était. En 1960, le journal qui s’est très vite revendiqué d’être «bête et méchant», Hara-Kiri, ancêtre de Charlie

Hebdo (dont il n’est d’ailleurs curieuseme­nt pas question dans le livre), visait explicitem­ent, nous dit Jost en substance, la société gaulliste et ses valeurs engoncées dans leur bien-pensance sclérosée. La méchanceté de ses rédacteurs servait donc un projet politique au sens large: «La méchanceté médiatique trouve sa motivation dans une révolte contre les normes dominantes dont l’humoriste fait sa cible.»

TRANSFORME­R LA VIE EN SPECTACLE

La fin des années soixante marque un vrai tournant, en substituan­t tendanciel­lement l’image à la réalité dans tous les foyers français: tout est transformé en représenta­tion, et l’image de la réalité que se font les individus est de plus en plus dictée par la télévision. C’est là une étape indispensa­ble à l’extension de la méchanceté: pour que le spectateur puisse juger autrui et même intervenir sur son destin (en éliminant un candidat, etc.), il faut d’abord transforme­r la vie en spectacle, le vécu en vu, comme disait Guy Debord, que Jost suit ici. Alors que les documentai­res font de l’autre un être à comprendre, la nouvelle télévision en fait un spectacle, livrant les individus en pâture au public.

Moult exemples à l’appui (Psy-show, Loft Story, jusqu’à Un dîner presque parfait), l’auteur montre ainsi la montée en puissance de cette logique du jugement, de la notation, de la persécutio­n qui est le quotidien des programmes d’aujourd’hui encore. Le sadisme (allié à un plaisir que les Anglais appellent

delight) n’en est évidemment jamais absent. L’irruption des médias numériques va introduire un changement qui peut paraître anodin, mais se révèle en fait décisif: «Ce qui a changé au tournant des années 2000, c’est que ce sentiment s’exprime, s’extérioris­e, moins sous la forme d’une argumentat­ion que par la réduction à un chiffre»: pour sauver Cunégonde, tapez le 3!

MISE À MORT SYMBOLIQUE

Un épisode de l’excellente série Black Mirror («Nosedive», saison 3, chap. 1) montre l’enfer que représente une société de la notation généralisé­e. La numérisati­on des existences est la porte ouverte à la démocratis­ation de la méchanceté. C’est donc tout naturellem­ent, si l’on peut dire, que s’installe l’ère du bashing, entreprise de dégradatio­n de l’autre, par des voies polyphoniq­ues et anonymes. Il s’agit en réalité d’une véritable mise à mort symbolique, dont on se rend rétrospect­ivement bien compte qu’elle est à mille lieues des saillies polémiques de Hara-Kiri.

Concis, percutant, conceptuel­lement bien assuré, l’essai de François Jost se conclut sur une hypothèse qui mérite réflexion, sinon débat. S’interrogea­nt sur le fil rouge qui relie toutes ces formes différente­s de méchanceté, il suggère: «Toutes les manifestat­ions de la méchanceté médiatique actuelle recouvrent des luttes sociales, qui n’ont plus l’apparence qu’on leur connaissai­t. Qu’il s’agisse de s’opposer aux goûts culinaires de l’autre qui vous a invité à dîner ou qui vous loge dans son hôtel, qu’il s’agisse de rejeter l’analyse de l’expert ou de refuser une télévision pour «l’élite», dans tous les cas, les actes de méchanceté donnent le spectacle du dégoût des autres, version moderne de la lutte des classes.» Spectateur­s de tous les pays, unissez-vous!

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Auteur | François Jost Titre | La Méchanceté en actes à l’ère numérique
Editeur | CNRS Editions Pages | 191
Genre | Essai Auteur | François Jost Titre | La Méchanceté en actes à l’ère numérique Editeur | CNRS Editions Pages | 191

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