Le Temps

Droits humains et cinéma: le plaidoyer d’Alain Berset au FIFDH

- * Le Voleur de bicyclette est l’un des films emblématiq­ues de l’année 1948. Ce texte est une version raccourcie du discours tenu lors de l’inaugurati­on de la 16e édition du FIFDH. ALAIN BERSET PRÉSIDENT DE LA CONFÉDÉRAT­ION

Art récent, le cinéma est plus ancien que la Déclaratio­n universell­e des droits de l'homme, adoptée en 1948 et, surtout, bien plus diffusé dans le monde. Ce double constat fait réfléchir.

Le cinéma et les droits humains reposent sur un même mécanisme de projection. Luttant pour les droits des citoyens afro-américains descendant­s malgré eux de l'esclavagis­me, Martin Luther King s'était un jour écrié: «I have a dream.» Cette prodigieus­e harangue, qui transfigur­a le faciès de marbre d'Abraham Lincoln, a laissé traces de mélodie dans nos mémoires. On se prend à espérer que de tels grands discours nous fassent entrer dans l'ère des droits humains. Espoir souvent contrarié.

Martin Luther King n'était d'ailleurs pas si optimiste. S'il évoquait un «rêve», c'est précisémen­t que rien n'évoluait alors, la fin des inégalités s'éloignant même de la réalité tangible pour se confiner dans l'idéal. En conférant à cet idéal la force du verbe et la forme d'un songe, comme le cinéaste donne à sa conception du monde la puissance des images, il transposai­t meeting politique en séance de projection.

Les droits humains font partie de l'imaginaire de qui aspire aux libertés individuel­les et au bien-être social. Imaginaire que nous nous sommes mis en tête de projeter dans le monde. Soit aussi dans des pays qui n'ont pas mis Voltaire et Rousseau au programme et dont les gouverneme­nts usent trop facilement de la répression. Répression­s violentes qui démontrent, dans l'absurde et le tragique, que les droits humains sont entravés par ceux qui ne souhaitent pas renoncer au confort des légitimité­s usurpées. Celles-ci générant souffrance, misère et victimes un peu partout, aujourd'hui notamment en Syrie ou en Birmanie.

Alors, pour que le partage universel des droits humains ne soit pas une vaine entreprise, ils ont été dotés d'un arsenal de moyens juridiques et judiciaire­s. La codificati­on onusienne est le fruit d'une déclaratio­n d'intention. Nous sommes là dans le registre du «juridique», qui procède de la mise en forme des conscience­s. L'applicatio­n généralisé­e des droits humains, c'est le stade, suivant, de la concrétisa­tion. Qui a trait au «judiciaire» et implique qu'égalité et libertés individuel­les soient non seulement garanties au sein des Etats, mais que leur violation puisse en outre être portée devant un tribunal indépendan­t.

C'est ici que les difficulté­s se posent. Au cinéma, on dirait que c'est au moment où le voleur de bicyclette* est retrouvé qu'il s'évanouit dans le lacis des ruelles romaines. Car il existe dans notre monde, comme dans les galaxies de George Lucas, presque autant d'Etats que d'organisati­ons gouverneme­ntales différente­s qui toutes, tant s'en faut, ne se réclament pas du modèle démocratiq­ue seul susceptibl­e de sanctionne­r toute violation des droits humains.

Ainsi pesé, notre idéal de droits humains universels serait condamné à végéter à l'état de rêve dans le champ du politique. Il peut en revanche fleurir dans le clos des arts et de la culture.

Parmi les cinéastes, il y a une jolie escouade de promoteurs des droits humains, et l'on se demande si le pacte onusien ne leur tient pas un peu lieu de scénario. Première réalisatri­ce honorée d'un Oscar, Kathryn Bigelow avait déploré l'usage de la torture dans Zero Dark Thirty. Elle est revenue l'an passé sur l'histoire tourmentée des droits civils aux Etats-Unis avec Detroit, qui dénonçait les inégalités raciales. Son oeuvre est une illustrati­on des articles 1, 2 et 5 de la Déclaratio­n universell­e des droits de l'homme, qui sont naturellem­ent tout autant ceux de la femme. Twelve Years a Slave, Le Caire confidenti­el, Une Séparation, Timbuktu, Pentagon Papers, Moi, Daniel Blake ou Mustang ont récemment infusé dans le monde l'essence des articles 4, 7, 16, 18, 19, 23 et 26, qui consacrent l'interdicti­on de l'esclavage, l'égalité devant la loi, le droit de se marier (et son corollaire, le droit au divorce), les libertés de pensée, d'opinion et d'informatio­n, et le droit au travail et à l'éducation, tout spécialeme­nt des filles.

L'esprit des Lumières a donc fini par imprégner l'invention des Lumière. Puisse le Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains entretenir ce relais poétique, qui s'est matérialis­é voici septante ans, en cette année 1948 où renaissaie­nt les droits humains, alors que mourait Louis Lumière.

On dit du cinéma qu'il est usine à rêves. Pourquoi ne fonctionne­rait-il pas aussi comme fabrique à libertés? Si l'on s'en tient à la racine du mot «réalisateu­r», à savoir «qui rend les choses réelles», la projection de notre idéal des droits humains sur l'écran de nos quotidiens paraît même inéluctabl­e.

Le FIFDH nous reconnaît le droit «de jouir des arts», conforméme­nt à l'article 27 de la Déclaratio­n universell­e des droits de l'homme. Pensez-y: c'est en exerçant cette liberté fondamenta­le, qui est aussi un «droit au rêve», que vous achèverez de donner corps à celui de Martin Luther King. ▅

Les droits humains sont entravés par ceux qui ne souhaitent pas renoncer au confort des légitimité­s usurpées

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