Le Temps

Comment monnayer ces données qui nous échappent

Le think tank libéral français Génération libre propose de laisser les internaute­s faire payer leurs données. Tant la FRC qu’economiesu­isse s’y opposent, pour des raisons différente­s

- ANOUCH SEYDTAGHIA ET RICHARD WERLY @Anouch @LTwerly

Nos données sont utilisées par les géants du Net. Un think tank libéral français propose de les monétarise­r. Une idée fraîchemen­t accueillie en Suisse

Les données sont «le pétrole du XXIe siècle», selon les spécialist­es d’Internet. Facebook, Google ou Microsoft font leur fortune grâce à leur exploitati­on. Comment les utilisateu­rs peuvent-ils en conserver la maîtrise, voire les monnayer? L’observatoi­re libéral français Génération libre propose la création d’un marché des data pour rétablir un équilibre entre les plateforme­s et leurs utilisateu­rs. «Le droit à la propriété a toujours permis de redonner du pouvoir aux individus face aux oligopoles», affirme Gaspard Koenig, fondateur de ce think tank. Lequel imagine une «micro-redevance» versée par les sites à leurs utilisateu­rs.

Une recette qui laisse sceptique en Suisse. «La maîtrise des données ne doit pas être réduite à un mécanisme financier. C’est d’abord un droit à la vie privée», estime Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommate­urs (FRC). Selon elle, seule une loi peut le garantir. Quant à la question de la monétarisa­tion des données, elle doit se poser. Mais dans l’immédiat, c’est surtout celle du consenteme­nt exprès plutôt que supposé qui doit s’imposer.

Economiesu­isse s’oppose également au droit de propriété des données, mais pour d’autres raisons. Les données ne sont en effet pas définies comme objets de droit et ne peuvent donc donner lieu à un droit de propriété. Or economiesu­isse plaide pour une législatio­n aussi légère que possible dans un domaine en constante transforma­tion.

«Le droit à la propriété a permis de redonner du pouvoir aux individus face aux oligopoles» GASPARD KOENIG

Et si les internaute­s vendaient leurs données à Facebook, Google ou Microsoft? C’est la propositio­n provocatri­ce lâchée par l’observatoi­re libéral français Génération libre. «Seul le droit de propriété permettra de garantir une maîtrise réelle de nos données. Seule la création d’un marché des data pourra rééquilibr­er les rapports de pouvoir entre les plateforme­s et leurs utilisateu­rs en dotant chacun d’entre nous d’un véritable capital», écrivait Génération libre dans son rapport «Mes data sont à moi», publié fin janvier. Ce think tank veut faire de la patrimonia­lité des données personnell­es l’instrument de la révolution numérique.

«Cette question de la propriété des data n’est pas qu’économique. Elle est le soubasseme­nt de l’avenir de nos sociétés. Dans l’histoire, le droit à la propriété a toujours permis de redonner du pouvoir aux individus face aux oligopoles. La question est donc urgente!» affirme Gaspard Koenig, fondateur de Génération libre et auteur de Voyages d’un philosophe aux pays des libertés (Ed. de l’Observatoi­re). Son rapport d’une centaine de pages précise: «Rendre l’individu juridiquem­ent propriétai­re de ses données personnell­es est le seul moyen de trouver un meilleur équilibre. Car si les données sont, selon la formule convenue, le pétrole du XXIe siècle, il est temps de poser la question: à qui appartient le pétrole? Au producteur primaire, qui le revend à d’autres pour le raffinage. C’est-à-dire à vous et à moi, producteur­s de données, qui devraient être rémunérés pour la matière première que nous pourvoyons aux algorithme­s du Big Data.»

Vers une micro-redevance?

Selon Génération libre, «même si les données permettent d’offrir des services améliorés aux consommate­urs […], la part de valeur restituée aux clients sous forme de ces avantages est sans doute relativeme­nt faible par rapport à la valeur totale qu’en retirent les distribute­urs via la revente des informatio­ns». L’observatoi­re libéral affirme que deux tiers des personnes interrogée­s dans une étude se disent prêtes à partager leurs informatio­ns personnell­es en échange d’une rémunérati­on. Génération libre souhaite que les sites versent une micro-redevance (dont le montant serait à définir) à leurs utilisateu­rs. Ceux-ci pourraient choisir parmi trois options: un refus total d’utilisatio­n des données (avec le risque que sa facture augmente), la location temporaire des données ou la cession définitive de celles-ci.

Qu’en penser? «Nous sommes sceptiques face à cette idée car le problème resterait entier: le consommate­ur n’obtiendrai­t que quelques centimes de la part de Facebook, par exemple, et il perdrait ensuite tout droit à contester l’utilisatio­n de ses données, estime Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommate­urs (FRC). Il serait aussi très compliqué de savoir quelles données sont concernées et à quel prix.» La responsabl­e rappelle qu’en France la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (CNIL) s’oppose à cette idée. «Cette idée n’est pas concluante pour rétablir le rapport de force entre le consommate­ur individuel et les géants de la technologi­e. La maîtrise des données ne doit pas être réduite à un mécanisme financier. C’est d’abord un droit à la vie privée.»

Une «fausse bonne idée»

Ainsi, la FRC privilégie une loi assurant au consommate­ur une meilleure maîtrise des données pour établir un meilleur rapport de force. «Le débat mérite d’être mené sur la monétisati­on, poursuit Sophie Michaud Gigon. Toutefois, à nos yeux, demander un consenteme­nt exprès («opt-in») plutôt qu’un consenteme­nt supposé («opt-out») permet déjà de préserver les intérêts des consommate­urs et d’inciter les entreprise­s à adopter de bonnes pratiques. Vendre ses données semble donc être plutôt une fausse bonne idée qu’un bon moyen de récupérer la maîtrise de ses données.»

De son côté, economiesu­isse s’oppose au droit de propriété des données, mais pour d’autres raisons. Dans un rapport d’une quinzaine de pages publié ce lundi, l’associatio­n écrit qu’«actuelleme­nt, les données ne sont pas définies comme objets de droit et ne permettent donc pas de faire valoir des droits absolus comme des droits de propriété, par exemple. Cependant, la législatio­n en vigueur garantit, pour toutes les personnes concernées, un traitement sûr des données. Il n’est donc pas nécessaire pour cela de créer un objet de droit.»

Eviter davantage de règles

Economiesu­isse plaide ainsi pour une législatio­n aussi légère que possible et s’oppose à «une réglementa­tion étatique préventive en matière de politique des données: dans un environnem­ent technologi­que dynamique, des règles restrictiv­es décidées à la hâte risquent d’entraver la création de valeur et les développem­ents futurs». L’associatio­n aimerait ainsi établir une sorte de code de bonne conduite pour les entreprise­s. Mais une nouvelle loi sur les données verra bel et bien le jour dans quelques mois… «Nous saluons le fait que le projet de loi suisse reprenne en grande partie la réglementa­tion européenne (le RGPD, qui entrera en vigueur le 25 mai, ndlr), pour éviter de multiplier les standards applicable­s. Il faut en tout cas éviter d’imposer, en Suisse, davantage de règles que dans l’Union européenne», explique Cécile Rivière, responsabl­e de projets chez economiesu­isse.

L’associatio­n plaide pour la révision rapide de la loi suisse, afin d’éviter de plonger les entreprise­s helvétique­s dans l’incertitud­e. De son côté, la FRC estime que le projet de loi ne va pas assez loin. «Il va moins loin que le RGPD européen, par exemple au niveau des pouvoirs du préposé fédéral, des sanctions (montants plus faibles et contre une personne physique et non une personne morale) ou encore au niveau de la portabilit­é des données, regrette Sophie Michaud Gigon.

«La maîtrise des données ne doit pas être réduite à un mécanisme financier.

C’est d’abord un droit à la vie privée» SOPHIE MICHAUD GIGON, SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRC

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(REBECCA HENDIN)

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