Le Temps

Histoire d’une descente aux enfers

Paysagiste dans la région du lac de Neuchâtel, Pascal B. a été expertisé à deux reprises par l’établissem­ent sanctionné par la justice fédérale. Après avoir risqué de tout perdre, il remonte la pente

- DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

Pour Pascal B., paysagiste dans la région de Neuchâtel, la série noire a commencé par un accident profession­nel dont les suites l’ont mené à se faire expertiser à deux reprises par la clinique genevoise Corela. Un établissem­ent où l’avait envoyé son assureur, Allianz, qui a notamment été sanctionné par la justice fédérale. Diagnostic­s contestés, sommations de payer, bras de fer, dépression: la vie de cet homme de 53 ans en a été bouleversé­e pour toujours. Récit d’une descente aux enfers.

Le coup de fil est tombé il y a deux semaines. Le contrat hypothécai­re qui lie Pascal B. à sa banque est en passe d’être résilié. Le carnet de commandes de ce paysagiste est rempli jusqu’à la fin de l’année. Pourtant, en juillet prochain, il perdra la maison familiale.

Pour Pascal B., c’est un nouveau coup dur. La série noire a commencé en janvier 2012 avec un accident profession­nel dont les suites l’ont mené à se faire expertiser par la clinique genevoise Corela, où l’a envoyé son assureur d’alors, Allianz. Diagnostic­s contestés, sommations de payer, dépression, chiffres rouges: la vie de cet homme de 53 ans à la stature robuste en a été bouleversé­e pour toujours.

Corela, qui a depuis changé de raison sociale pour se faire appeler MedLex SA, est la clinique dont les activités ont été suspendues pour trois mois suite à une décision du Tribunal fédéral datant du 22 décembre 2017. Il ne s’agit pas d’une clinique classique. Selon un document de l’administra­tion fédérale datant de 2013, 90% de son activité consiste à établir des rapports d’expertise pour le compte d’assurances privées.

A plusieurs reprises, ces rapports ont été modifiés, parfois sans l’autorisati­on du médecin expert. Le responsabl­e de l’établissem­ent l’a admis au cours de la procédure. Tout comme il a convenu avoir parfois mené des expertises en l’absence des patients, pour leur éviter de se déplacer. A la lecture du document de justice, on comprend que le but de ces altération­s était de complaire à ses clients assureurs.

Janvier 2012. L’entreprise de Pascal B., créée trois ans plus tôt dans la région du lac de Neuchâtel, est en pleine ascension. Elle compte alors huit salariés. Une grave déchirure au mollet vient briser cet élan. Cette blessure ne s’opère pas. Seul le temps peut la guérir.

Le médecin reste sourd

Onze mois plus tard, son assurance accidents envoie Pascal B. dans une clinique lausannois­e. Le médecin reste sourd au fait que le paysagiste n’arrive ni à pousser une brouette ni à monter sur une échelle. La reprise du travail est fixée pour le lundi suivant l’expertise.

L’année 2012 a été difficile pour l’entreprise. «J’avais beaucoup de chantiers ouverts, dit Pascal B. Comme je ne pouvais pas les surveiller, ce sont mes employés qui ont dû le faire, et certains ont eu beaucoup de mal.» Si bien que, début 2013, le patron se retrouve avec un seul salarié.

L’activité reprend, les contrats s’enchaînent. Deux paysagiste­s sont engagés en mars 2013. Le printemps passe, Pascal B. le traverse surmené. «J’acceptais tout, dit-il. Je faisais des heures supplément­aires, je me couchais après avoir terminé le travail administra­tif, souvent tard.» L’été arrive et il s’effondre. Dépression sévère, diagnostiq­ue la psychiatre vers laquelle l’a envoyé son médecin traitant.

En cas de maladie, le premier versement de l’assurance perte de gain est attendu sous 60 jours. Il tombera le 9 septembre, de même qu’une convocatio­n pour une expertise à la clinique Corela. C’est la première de deux visites en onze mois. Les deux fois, il sera pris en charge après deux heures en salle d’attente. Surtout, les deux diagnostic­s concluent à la possibilit­é d’une reprise du travail rapide, avec une médication contestabl­e.

En septembre 2013, le docteur qui reçoit Pascal B. tente une anamnèse: «Je me suis effondré, j’étais incapable de répondre à ses questions.» L’expert lui indique qu’il peut reprendre le travail quatre semaines plus tard à 50%, puis à 100% après encore sept jours, pour peu qu’il suive son traitement. En prenant congé, le docteur lui glisse que si le rendez-vous avait eu lieu dans son cabinet privé, il l’aurait hospitalis­é immédiatem­ent.

En juillet 2014, une psychiatre de la clinique fait remplir deux questionna­ires visant à déterminer le taux d’anxiété et de dépression du patient. Le diagnostic tombe: «Vous êtes bipolaire», affirme-telle. Lorsque Pascal B. lui demande de quels symptômes de la bipolarité il souffre, il n’aurait pas reçu de réponse. «Je ne suis pas bipolaire, affirme-t-il aujourd’hui. Je souffre de troubles de type borderline.»

Le médicament prescrit lors de cette seconde expertise est un antiépilep­tique. Il peut être dangereux pour la santé du paysagiste, diabétique de type 2. Lorsqu’il le fait remarquer à l’experte, qui a pourtant accès à son dossier médical, elle n’aurait pas réagi non plus.

Un rapport de 75 pages

La psychiatre du paysagiste a été en désaccord avec les deux expertises et les médication­s. Son interventi­on auprès de l’assurance et de la clinique a provoqué la rédaction de deux rapports complément­aires, par le même établissem­ent. Le second fait 75 pages. Il confirme le diagnostic et insiste sur l’obligation pour le paysagiste de suivre son traitement – le Dépakine –, sous peine de se voir considéré comme un patient qui se complaît dans sa situation.

«L’épisode de dépression sévère a été reconnu par les deux expertises, nous a dit la psychiatre qui suit Pascal B. Mais c’est ce qu’en font les docteurs qui est discutable.» Elle conteste le fait que l’on puisse prédire une reprise du travail sur la base de statistiqu­es de rémission liées à une prise de médicament, sans revoir le patient.

Elle a par ailleurs fait prendre un autre médicament que celui indiqué dans le cadre de la première expertise. Elle a également jugé incompatib­le avec la santé de son patient la seconde prescripti­on. «Je suis perplexe», nous a-t-elle confié à la relecture du dernier rapport, qui affirme que l’incapacité de travail du paysagiste atteindra 0% deux semaines après la prise du médicament.

Autre différend: ce document affirme que les troubles ne sont pas liés aux circonstan­ces mais qu’ils sont endogènes. «Je trouve incroyable que l’experte écrive cela alors qu’elle mentionne bien que l’entreprise du patient est en situation difficile. Ce n’est pas cohérent», conclut la psychiatre.

L’avocat de la clinique, Me Nicolas Jeandin, précise que ses réponses ne sauraient se rapporter au cas de Pascal B., couvert par le secret médical. «Les 75 pages auxquelles vous vous référez indiquent qu’il s’agissait d’une expertise vraisembla­blement complexe; elles constituen­t les considéran­ts du rapport. Dans le cadre de ses conclusion­s, l’expert – qui n’intervient pas pour gérer une situation aiguë comme est appelé à le faire un médecin soignant – peut être amené à suggérer un type de traitement approprié, mais c’est le médecin traitant qui finalise et assume son propre choix en fonction de ses propres constats et de son expérience.»

Il souligne également que «le Compendium suisse des médicament­s ne mentionne pas – à tout le moins sur son site accessible en ligne – le diabète au chapitre des contre-indication­s du Dépakine», même s’il convient que «c’est toujours en fonction d’un patient déterminé que ces aspects doivent être envisagés».

Se basant sur les expertises de la clinique, Allianz a coupé ses prestation­s. De novembre 2013 à mars 2014, Pascal B. ne recevra rien, si ce n’est des lettres qui rempliront un classeur fédéral. «Vous ne pouvez plus gérer votre vie, se remémore-t-il. Cela vous assomme.» Le paysagiste se sent mis sous pression par l’assureur, avec lequel il a pourtant pour 30000 francs de contrats pour lui et son entreprise.

«Allianz accompagne les personnes assurées pendant leur maladie et est en contact régulier avec elles, nous a répondu l’assureur. Pour traiter de manière adéquate les sinistres et pouvoir fixer le montant des indemnités journalièr­es, des attestatio­ns régulières concernant l’incapacité de travail des personnes assurées sont nécessaire­s. Il s’agit d’une procédure classique. Il va de soi que les personnes assurées sont aussi soumises à des obligation­s de collaborer dans ce cadre. Mais il ne saurait être question de pression excessive.»

Mis aux poursuites

Le paysagiste s’est pleinement remis au travail en septembre 2014. Il n’avait pas le choix. «L’assurance nous a mis aux poursuites, en incluant des frais faramineux.» «Notre politique de frais s’oriente sur les conditions du marché», répond Allianz. Certains fournisseu­rs se sont montrés plus compréhens­ifs et ont accepté d’espacer les paiements. Sans revenu, le patron n’est plus arrivé à payer toutes ses factures et s’est retrouvé dans le rouge à hauteur de 120000 francs. «On arrive au bout, assure-t-il aujourd’hui. Des amis nous ont sauvé la mise.»

Aujourd’hui, le paysagiste, qui suit encore une thérapie, travaille seul. Il a changé d’assureur. Il est décidé à se battre. Pascal B. attend avec impatience le changement de législatio­n aux Chambres fédérales qui permettra aux citoyens suisses de lancer des procédures de groupe. Il songe à créer une associatio­n de victimes de la clinique Corela. ▅

«J’avais beaucoup de chantiers ouverts. Comme je ne pouvais pas les surveiller, ce sont mes employés qui ont dû le faire» PASCAL B.

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(DAVID WAGNIÈRES) Une victime des pratiques de la clinique Corela témoigne dans les locaux du «Temps» à Genève, le 6 mars dernier.

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