Le Temps

Aux Etats-Unis, les données personnell­es sont une marchandis­e comme les autres

- LOIC PIALAT, LOS ANGELES @loicpialat

Les données personnell­es sont bien mieux protégées en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique, où l’approche de la vie privée est d’abord économique

MoviePass a franchi la barre des deux millions d’abonnés aux EtatsUnis le mois dernier. Pour 10 dollars par mois, cette applicatio­n laisse ses utilisateu­rs voir un film en salle par jour. Sachant qu’un ticket de cinéma coûtait en moyenne 8,97 dollars en 2017, le modèle d’affaires de MoviePass intrigue. Les créateurs de l’applicatio­n comptent en fait sur la vente d’informatio­ns sur ses utilisateu­rs (les restaurant­s à proximité du cinéma qu’ils fréquenten­t, par exemple) pour gagner de l’argent.

L’an dernier, le Sénat américain a autorisé de son côté les fournisseu­rs d’accès à Internet à vendre les données personnell­es de leurs abonnés (historique de navigation, géolocalis­ation, temps passé sur une applicatio­n…) à des agences de marketing. Il va de soi qu’à l’inverse d’un formulaire qu’un individu remplirait volontaire­ment, ces informatio­ns circulent sans consenteme­nt…

Tout peut se vendre

«Le data est le nouveau pétrole». Davantage qu’ailleurs, le cliché est vrai aux Etats-Unis. «Ici, l’utilisatio­n des informatio­ns, qu’il s’agisse de données en ligne ou d’achats faits avec une carte de crédit, dépend généraleme­nt de la politique des entreprise­s elles-mêmes en matière de vie privée», explique Joseph Jerome, membre du centre pour la démocratie et la technologi­e, une ONG. «En d’autres termes, il est possible de vendre tout type d’informatio­n», résume-t-il. Ce qui l’inquiète, c’est que ces données privées peuvent finir dans les mains d’employeurs ou d’assureurs et pas seulement de publicitai­res. Par exemple, l’achat de matériel de sport peut suggérer qu’un individu prend soin de lui et avoir un impact sur sa police d’assurance.

En Europe, les citoyens gardent légalement un droit de regard sur l’usage des données les concernant. Les Américains, eux, «ont tendance à percevoir l’Etat comme l’acteur qui menace le plus leur vie privée», fait remarquer James Whitman, professeur de droit comparé à Yale. «Le droit américain vise d’abord à protéger les citoyens du gouverneme­nt plutôt que des marchands et des médias», poursuit-il. Cela fait-il des données personnell­es une marchandis­e comme les autres? «Si on compare à l’Europe continenta­le, oui», concède le juriste. «Je crois que c’est en train de changer mais historique­ment, on a considéré la vie privée comme une affaire économique plutôt que politique», ajoute Joel Reidenberg, son confrère de l’Université Fordham. «C’est une distinctio­n importante entre l’approche américaine et l’approche européenne.»

L’importance des «data brokers»

Et au coeur du système économique sont les data brokers, ces courtiers qui recueillen­t et revendent les données. Parmi eux, Acxiom, acteur discret mais dont les revenus se comptent en centaines de millions de dollars. Le géant du secteur affirme disposer en moyenne de 1500 informatio­ns différente­s sur plus de 200 millions d’Américains.

Une enquête de l’émission 60 minutes cite l’exemple d’un autre courtier, Take 5 Solutions qui possède également des sites internet sur la parentalit­é ou la santé. A chaque fois qu’une personne consulte l’un de ces sites, elle donne donc sans le savoir des informatio­ns sur ellemême, ensuite exploitées par Take 5 Solutions.

Dans ce marché, les adresses e-mails ou les déplacemen­ts (donnés grâce aux smartphone­s) sont des denrées très recherchée­s. Et une femme enceinte vaut plus qu’un citoyen lambda puisque les publicitai­res s’attendent à ce qu’elle change de mode de vie et s’intéresse à de nouvelles marques.

Mais beaucoup de grands groupes américains ont une présence planétaire et doivent déjà se soumettre à des règles plus strictes sur l’exploitati­on des données personnell­es. A terme, Joseph Jerome comme Joel Reidenberg pensent que cette situation poussera «la seule démocratie occidental­e sans loi générale sur la vie privée», comme l’affirme Joseph Jerome, à évoluer.

«Aux Etats-Unis, on considère la vie privée comme une affaire économique plutôt que politique»

JOEL REIDENBERG, PROFESSEUR DE DROIT COMPARÉ À L’UNIVERSITÉ FORDHAM

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