Le Temps

Bertrand Cantat, le damné nécessaire, soupape d’une société blessée

- MARIE-PIERRE GENECAND

Une femme morte sous ses coups, une autre qui se pend pour échapper à ses tourments. Le bilan humain de Bertrand Cantat est accablant. Personne ne dira le contraire, y compris les fans les plus fondus de ce chanteur-poète dont la voix, fascinante, oscille entre le miel et la grêle. L’intéressé le dit lui-même, évoquant «le meurtre sans intention de donner la mort» de Marie Trintignan­t: «J’en tremble encore en l’écrivant. Il est des trous noirs dans le tissu de la vie qui ne se comblent pas.»

De Krisztina Rády, son ex-femme, Cantat ne parle pas dans le message publié lundi sur son compte Facebook, où il annonce qu’il renonce à se produire dans les festivals d’été pour mettre fin à la polémique. Le ton général est à la contrition («Je renouvelle ici ma compassion la plus sincère, profonde et totale à la famille et aux proches de Marie»), mais aussi à la fermeté: le chanteur revendique le droit d’exercer son métier du moment qu’il a payé la dette à laquelle la justice l’a condamné: «J’ai purgé ma peine. Je n’ai pas bénéficié de privilèges.»

La question est simple. Elle est morale et non juridique. Un homme qui a tué, même sans le vouloir, a-t-il le droit d’avoir une vie publique à sa sortie de prison ou doit-il désormais couler des jours muets? Bertrand Cantat peut-il être encore l’objet d’adoration et de multiples projection­s après son forfait? D’instinct, je dirais: «Fais-toi oublier, gars, et, les bras en croix, baise le sol qui ne t’a pas encore englouti malgré l’immense chagrin que tu as provoqué.»

Mais je ne suis pas qu’une femme d’instinct (mâtiné d’enseigneme­nt chrétien), et ma réflexion me mène ailleurs. Si l’on veut faire honneur à la justice, si l’on croit profondéme­nt dans le principe de réinsertio­n, on ne peut couper les ailes de celui qui reprend son envol. Bertrand Cantat est un chanteur, il a le droit de chanter. Libre à ceux qui sont heurtés de ne pas l’écouter. C’est choquant, certes, d’autant que l’idole a des idolâtres et que leurs commentair­es sentent parfois très mauvais.

La grande majorité des fans de Cantat le sont, je crois, en toute bonne foi. Ils aiment sa poésie, son univers, son ton. Et quand bien même, ils aimeraient aussi panser ses blessures, avoir ce sentiment grisant de se tenir aux côtés d’un être damné, cette fonction aussi a sa raison. Cantat est un bout de ténèbres qui cherche son soleil. Que beaucoup d’individus se reconnaiss­ent en lui raconte aussi quelque chose de blessé dans la société. Faire taire Cantat ne soignera pas cette plaie-là.

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