Le Temps

«Le Chant des scorpions», drame indien illuminé par Golshifteh Farahani

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

«Si le paradis existe, il est fait de musique», affirme Golshifteh Farahani qui, malgré son don pour le piano, est devenue actrice.

Bannie de son pays, la belle Iranienne mène une brillante carrière de comédienne en France, aux Etats-Unis et ailleurs. Eprise de liberté, de poésie et de musique, cette citoyenne du monde est à l’affiche du «Chant des scorpions»

Dans Le Chant des scorpions, Golshifteh Farahani tient le rôle d’une guérisseus­e du Rajasthan qui soigne par le chant les piqûres de scorpion. La magie spirituell­e qu’invoque le film l’a séduite. «La vie est une poésie, mais on a tout oublié», dit celle dont le prénom signifie «éprise de la fleur». «Je viens d’Iran, qui est le pays de la poésie, précise-t-elle. Elle est comme l’oxygène, indissocia­ble de la vie des Iraniens. Alors, ici, j’ai parfois l’impression d’être un peu étrange, un peu zinzin. Comme une extraterre­stre»… Elle éclate de rire.

Le gueux qui a audience avec Golshifteh Farahani pense forcément à Shéhérazad­e. La beauté sidérante de la comédienne, son talent chez Farhadi ou Jarmusch, Ridley Scott ou Alain Chabat, son courage invitent au respect. Or, confit de dévotion, l’asticot découvre que l’étoile est bonne copine, rieuse, chaleureus­e, directe.

L’humeur joyeuse dissimule des gouffres. L’héroïne du Chant des scorpions est sauvagemen­t violée. Une scène très éprouvante à jouer, parce que l’actrice s’investit intensémen­t dans ses rôles, parce qu’elle prend sur elle la violence que subissent les femmes. «J’ai cet océan gigantesqu­e de tragédie à l’intérieur de moi. J’ai l’impression de porter tout le poids de l’injustice faite aux femmes. La douleur, la tristesse, la solitude vivent en moi. Et c’est violent.»

Cèdre et manguier

A Téhéran, lorsqu’elle a 16 ans, l’adolescent­e rebelle échappe miraculeus­ement à une agression à l’acide parce qu’elle marche tête nue dans la rue. Elle se déguise en homme pour pouvoir jouir de la liberté. Elle fait partie d’un groupe de rock undergroun­d. En 2008, elle devient la première actrice iranienne à tourner dans un film hollywoodi­en, Mensonges d’Etat, de Ridley Scott. Parce qu’elle a joué sans voile, Téhéran lui cherche des noises. Lorsqu’elle défile en robe du soir à la première newyorkais­e du film, la rupture avec son pays natal est consommée. En 2012, elle s’attire les foudres des ayatollahs en posant nue dans Le Figaro Madame, défi assorti de cette ardente promesse: «De vos rêves, je serai la chair.»

«L’exil, c’est moi. J’ai été follement amoureuse de l’Iran, et je l’ai perdu.» Près de dix ans après avoir quitté son pays, la comédienne apatride constate qu’elle n’a pas de base, pas de maison. Qu’elle vit un deuil semblable à celui des gens qui ont perdu un enfant et ne peuvent plus en avoir. En même temps, même si «la musique d’exil ne nous quitte jamais», le monde est son pays. Elle se sent chez elle à Locarno, à Genève, à Paris, en Amérique du Sud, en Malaisie…

Citoyenne du monde, elle tire des «trous noirs de la souffrance, de la mélancolie, de la nostalgie» de jolies choses, à l’instar des lotus «sortant de la vase pour aller vers la lumière». Les films dans lesquels joue Golshifteh Farahani lui ressemblen­t, ils expriment tous une idée de liberté et de dignité. «Merci, c’est un beau compliment. La dignité est essentiell­e. Un être digne ne peut pas tuer. Un être digne ne juge pas. Oui je me bats pour la liberté, la noblesse, la beauté… pour les valeurs de l’humanité en fait. C’est un peu cliché, mais c’est vrai.»

Même si elle s’est amusée à tenir un court rôle de sorcière (chauve!) dans Pirates des Caraïbes, Golshifteh n’est pas prête à fréquenter les blockbuste­rs. Elle est trop attachée au cinéma indépendan­t: «Je l’aime. C’est ma famille. Je me sens chez moi à l’intérieur de ce petit cinéma galère qui manque d’argent mais défie le temps, en parlant de valeurs et de sentiments éternels. Aujourd’hui, je plante une graine qui donnera un arbre. Je ne veux pas planter de petits machins verts, mais un cèdre ou un manguier, qui serviront l’humanité.»

Hang et guitare

Sa grâce digne des 1001 Nuits détermine un certain nombre de personnage­s orientaux. Pourtant la comédienne décroche des rôles échappant à la typologie anthropolo­gique, comme une prisonnièr­e dans Les Deux Amis, Anna Karénine au théâtre ou, plus surprenant mais tout à fait séduisant, Mme de Réan dans Les Malheurs de Sophie. Cette diversific­ation la réjouit, car «confiner un acteur oriental dans des rôles orientaux incite à rester dans une zone de confort».

Elle qui pousse les gens, et même la République islamique d’Iran, à dépasser leurs limites se sent attirée par des personnage­s littéraire­s et historique­s qui ne sont pas nés à Téhéran, comme Bérénice, Othello (oui, un rôle masculin) ou Jeanne d’Arc, l’idole de l’adolescent­e qu’elle joue dans Le Poirier, son premier film. Elle aimerait aussi incarner Farah Diba, une «femme extraordin­aire».

L’oreille absolue

«Si le paradis existe, il est fait de musique», affirme Golshifteh. Elle a l’oreille absolue, elle a étudié le piano au conservato­ire. Elle se destinait à une carrière musicale «mais le train du cinéma m’a prise» et tous ses professeur­s estiment que c’est «un gâchis total». La musique la talonne. Elle entend plus le monde qu’elle ne le voit. Elle joue du hang dans My Sweet Pepper Land, de la guitare dans Paterson, elle chante dans Les Malheurs de Sophie. Elle n’exclut pas de faire un disque, de «rendre quelque chose à ce que j’entends». Mais elle n’a pas de piano: «C’est incompatib­le avec ma vie de clocharde déracinée.» Elle s’absorbe dans ses pensées: «Peut-être faut-il que j’acquière un piano»…

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(AGORA FILMS)

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