Le Temps

Une enquête venue du Venezuela ébranle la place pétrolière genevoise

Figure de l’opposition au président Nicolas Maduro, l’ancienne procureure générale Luisa Ortega Diaz, aujourd’hui en exil, était de passage à Genève dans le cadre du Festival du film sur les droits humains

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Deux dirigeants du cabinet de conseil Helsinge ont été arrêtés à Genève. Ils auraient fourni des informatio­ns confidenti­elles à des grands du trading pétrolier basés en Suisse. La justice genevoise enquête pour corruption

Même dans le monde opaque et intrigant des matières premières, l’affaire est hors norme. La compagnie pétrolière d’Etat vénézuélie­nne PDVSA a déposé une plainte aux Etats-Unis contre plusieurs géants du trading pétrolier suisse, notamment Vitol et Trafigura, basés à Genève, et Glencore, à Zoug. Elle les accuse d’avoir «conspiré» avec des cadres corrompus de PDVSA pour escroquer l’entreprise publique de quelque 5 milliards de dollars. Au coeur de la plainte figure le cabinet de conseil Helsinge, basé à Genève, qui aurait vendu des informatio­ns confidenti­elles, parfois pompées directemen­t dans les serveurs de PDVSA, aux maisons de négoce.

La justice genevoise semble prendre ces accusation­s au sérieux. Sur demande du Venezuela, elle a arrêté deux dirigeants d’Helsinge, dont l’un a été libéré très rapidement alors que le second a vu sa détention prolongée. Selon une source proche du dossier, il aurait coopéré et remis de nombreux éléments de preuve aux enquêteurs.

L’avocat d’Helsinge affirme «contester toutes les accusation­s», qui surviennen­t dans un contexte politique tendu. En campagne pour sa réélection, le gouverneme­nt de Nicolas Maduro a lancé l’automne dernier un vaste programme anticorrup­tion qui vise en priorité des cadres de PDVSA.

Il y a un an, Luisa Ortega Diaz était encore procureure générale du Venezuela. Elle est aujourd’hui l’adversaire numéro un du gouverneme­nt de Nicolas Maduro. Après avoir violemment accusé le président de corruption et dénoncé sa dérive autoritair­e, elle a été démise de ses fonctions et poussée à l’exil. Elle vit désormais en Colombie avec son époux Germán Ferrer, député dissident lui aussi persécuté.

De passage à Genève dans le cadre du Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains, l’avocate de 60 ans a lancé, avec la militante Lilian Tintori, épouse du leader de l’opposition Leopoldo Lopez aujourd’hui assigné à résidence, un appel commun à la réconcilia­tion et au pardon entre tous les Vénézuélie­ns. Un premier pas historique vers l’unité de l’opposition, seul moyen de rétablir la démocratie. A deux mois d’élections présidenti­elles anticipées, Luisa Ortega Diaz dresse un état des lieux inquiétant du Venezuela.

Quelle est la situation des droits humains au Venezuela? Elle est extrêmemen­t grave. Les droits fondamenta­ux sont bafoués, que ce soit le droit à la vie, à l’intégrité physique, à l’alimentati­on, à la santé, à la sécurité, à l’éducation ou encore à la culture. Le pays est au plus bas. Il n’existe aucun organe où recourir, déposer plainte. Le gouverneme­nt ne tient aucune statistiqu­e sur les exactions, qui ont lieu quotidienn­ement. L’exécution sommaire de l’ancien policier dissident Oscar Perez et de six autres camarades en janvier dernier atteste du climat d’impunité qui règne au Venezuela. Le monde entier l’a vu, mais personne n’a réagi. Je compte engager une action à ce sujet devant la cour pénale internatio­nale. Je présentera­i mes preuves ces prochains jours.

Quel rôle peut jouer la communauté internatio­nale dans cette crise? Les actions à intenter en justice sont multiples. Nous sommes face à un Etat hors la loi, accusé de trafic de drogue, de blanchimen­t d’argent, de corruption et d’atteintes graves aux droits de l’homme. La corruption a par ailleurs des effets dévastateu­rs sur le quotidien des Vénézuélie­ns. L’argent qui devrait être investi dans les soins ou l’alimentati­on reste dans la poche des dirigeants. La communauté internatio­nale a le devoir de dénoncer ces multiples violations et de les rendre visibles aux yeux de tous.

Que peut-on attendre de l’élection présidenti­elle du 20 mai? Elles n’ont aucune légitimité à mes yeux. Je crois pourtant profondéme­nt en la démocratie, mais pas dans ces conditions. Ces élections sont frauduleus­es, elles n’ont pas été convoquées avec l’anticipati­on nécessaire; ceci dans le seul but d’avantager le parti du président Nicolas Maduro. Je préconise donc l’abstention. Ignorer ce scrutin est la seule manière de convoquer de nouvelles élections qui respectent le cadre légal.

Dans quel état est l’opposition? Elle est, malheureus­ement, plus fragmentée que jamais. Les opposants perdent leur énergie en querelles et batailles internes au lieu de s’unir autour d’un objectif commun: renverser le président. Pour que la population puisse enfin sortir de cette tragédie.

Les Vénézuélie­ns ont-ils donc perdu confiance en leur président? Oui, et depuis longtemps. Selon les derniers sondages, plus de 70% de la population le rejettent. Il s’accroche malgré tout au pouvoir. Pourtant, le citoyen vénézuélie­n n’espère qu’une chose: offrir un futur à son fils ou sa fille, trouver des médicament­s à la pharmacie, des légumes au supermarch­é. Faute de mieux, il est contraint à fuir hors du pays, ce qui est dramatique.

Vous-même qui avez été une figure du chavisme, vous vous trouvez aujourd’hui en exil, menacée de mort. Quel a été l’élément déclencheu­r? J’ai toujours défendu les causes justes et condamné l’écrasement des plus vulnérable­s. En 2013, je n’ai pas voté pour Nicolas Maduro. Certes, je faisais toujours partie du système, mais je tentais de contenir comme je pouvais les violations des droits humains. Je me suis opposée aux erreurs de justice, j’ai tenu des statistiqu­es sur les détenus politiques, les disparus, les torturés. Avec le temps, les problèmes que je répertoria­is n’ont cessé d’augmenter. J’ai par exemple été la première à dénoncer la violence des «opérations pour la protection et la libération du peuple» en 2015 et à fournir des chiffres sur le nombre d’exécutions, plus de 500. Lorsque la Cour suprême s’est arrogé le pouvoir législatif de l’Assemblée nationale, conforméme­nt à la volonté du président, cela a été la goutte de trop.

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