L’homme qui ne voulait pas mordre
Ecrivain et cinéaste atypique, Samuel Benchetrit raconte le glissement d’un homme vers un état canin. Rencontre locarnaise avec Vanessa Paradis et Vincent Macaigne, à l’affiche de «Chien»
Découvert l’été dernier hors compétition au Locarno Festival, Chien est de ces films qui déroutent car ils ne ressemblent à rien de connu. Ce qui est, en soi, un bon départ. Adaptation par Samuel Benchetrit de son roman éponyme publié en 2015, il raconte l’histoire de Jacques Blanchot (Vincent Macaigne), un type tout à fait insignifiant qui va coup sur coup perdre sa femme (Vanessa Paradis), son logement et son travail; et va petit à petit se retrouver dans la peau d’un chien abandonné, jusqu’à être recueilli par le patron colérique et autoritaire (Bouli Lanners) d’une animalerie gérée comme un camp de concentration.
Chien parle de déchéance, de solitude, mais aussi des rapports de force qui régissent toute relation entre deux êtres vivants – si le chien est le meilleur ami de l’homme, difficile d’affirmer que celui-ci le lui rend toujours bien… A travers Jacques, Benchetrit explore la résilience et l’abnégation. Dénué de cynisme et d’animosité, son personnage va toujours accepter le comportement des autres, aussi mesquin et égoïste soit-il. Chien est un film inconfortable pour le spectateur, mais qui pose des questions essentielles. Rencontre express à Locarno, un après-midi pluvieux, avec Vanessa Paradis et Vincent Macaigne.
Connaissiez-vous le livre de Samuel Benchetrit avant de vous embarquer dans cette aventure? Vanessa Paradis: Il m’a envoyé son scénario, et comme j’aime beaucoup son travail et ses films, je me suis jetée dessus. J’ai lu le livre plus tard.
Vincent Macaigne: Pareil.
Ce film, comme l’univers de Benchetrit en général, est atypique dans l’univers du cinéma français actuel. C’est le genre de proposition qu’on ne peut pas refuser?
V. P.: Quand on reçoit ça, il y a une évidence. Encore plus pour Vincent: son rôle est tellement exceptionnel. J’adorais l’histoire qu’il voulait raconter avec lui, j’avais envie d’en être, même pour une minute.
Avec-vous parlé en détail avec Benchetrit de vos personnages et de leurs motivations? Car ils sont complexes…
V. M.: On a pas mal parlé du sens profond du film, mais ce n’était pas vraiment des moments de boulot; cela faisait plutôt partie des moments où on arrêtait de travailler, et il m’expliquait alors simplement pourquoi il voulait faire ce film. C’était informel. Que l’on fasse un film comme celui-ci ou un film plus naturaliste, c’est dans le fond à la fois simple et difficile.
V. P.: Notre implication est la même, mais notre énergie n’est pas pareille selon le rôle et l’histoire qu’on nous propose. On reçoit plusieurs scénarios dans l’année, et quand on en découvre un comme celui-là, ça donne doublement envie. Il y a une exaltation à jouer une telle histoire.
Aussi bien la maison dans laquelle vous vivez en couple au début du film que le magasin où travaille Jacques et l’animalerie sont des lieux peu avenants, inconfortables…
V. M.: Comme Samuel Benchetrit le disait en conférence de presse, Jacques est un personnage qui perd tellement de choses en allant vers un état de chien, que tout ce qui l’entoure est déshumanisé. Ça pose la question de ce qui est plus humain ou moins humain… Enfin, ce n’est pas très bien expliqué ce que je dis là… V. P.: Parce qu’on se met à vouloir expliquer des choses qu’on n’expliquait pas sur le tournage. Mais en parlant du film, on se rend compte que les gens se demandent comment un homme peut en arriver là et pourquoi il se laisse faire. Disons simplement qu’il n’est pas dans la norme. Ce qu’on voit dans la vie de tous les jours, ce qu’on nous apprend à l’école, dans les magazines, sur Internet, partout, c’est d’être des battants, d’être très égoïstes. Jacques n’est pas comme ça, le cynisme n’a pas d’emprise sur lui. On peut dire qu’au début il y a une chute, mais ensuite il va vers la vie. Il n’arrête pas de prendre des bouffées d’oxygène.
On nous demande souvent si la fin est heureuse ou malheureuse. En l’occurrence je trouve que c’est une belle fin, et que le personnage que joue Vincent est héroïque par son absence d’égocentrisme; il ne cherche pas à placer son bonheur avant celui de sa femme ou de son fils. Il vit dans la société avec un autre angle de vie.
Mais pour en arriver là, il doit quand même se prendre passablement de coups. Il y a des scènes qui sont très violentes…
V. P.: Oui, mais si le personnage que joue Bouli Lanners est extrêmement violent, il est aussi terriblement malheureux. On est dans le fond tous pareils, même si on n’emploie pas les mêmes méthodes.
V. M.: Tous les personnages ont une grande humanité en eux. Cet amour, on le trouve dans tous les films de Samuel Benchetrit. Il y a une vraie tendresse qui rend ses histoires universelles. V. P.: Il est très humaniste. Dans tous ses films, il y a de la tendresse et une empathie pour chaque personnage, qu’ils soient des salauds ou des gentils.
Il y a la part humanité qu’on a tous en nous, mais aussi, dans ce film, la part d’animalité…
V. M.: Oui, c’est ce que tu disais tout à l’heure, Vanessa…
V. P.: Je parlais d’animosité: Jacques n’en a aucune. Il est comme un animal, il n’a pas de jugement, il n’attaque que si on l’attaque. C’est la vie qui nous transforme; aucun enfant ne naît dictateur, il le devient.
Vous définiriez le film comment? S’agit d’une fable, d’un conte? V. M.: J’aime bien l’idée du conte. A mes yeux, c’est une histoire très simple, mais qui embrasse beaucoup de questions de société, des questions universelles et actuelles. Et en même temps, l’histoire est très simple et très humble. On parle de choses très graves mais d’une manière qui réunit les gens. On peut raconter un conte à un enfant. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense de plus en plus à l’univers de Buñuel.
Pour la dimension surréaliste? V. M.: Je ne sais pas si Samuel Benchetrit serait heureux que je dise ça, mais comme Buñuel, il déplace la réalité, il fait un pas de côté, ce qui permet d’éclairer des situations sociales bizarres, des contradictions.
V. P.: C’est tout à fait ça: regarde comment il a filmé la banlieue dans Asphalte. Il n’y a pas beaucoup de gens qui l’auraient filmée comme lui. Il y a vécu et est allé rechercher la tendresse et l’humanité au lieu de montrer ce qui fait les gros titres à sensation pour choquer les gens. Il parle de choses intimes, ce qui est plus difficile. Quand on se met à pleurer en regardant ses films, on ne s’y attend pas.
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Chien, de Samuel Benchetrit (France, 2017), avec Vincent Macaigne, Vanessa Paradis, Bouli Lanners. 1h34.