Le Temps

SCÈNE AU CRÈVE-COEUR, LES FLÈCHES D’UN BEAU MÉLO

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Sur le rivage des infortunes, quand la marée est en berne, Joe Dassin est un compagnon qui compte. Dans la crypte du Crève-Coeur, à Cologny, c’est sa voix qui console, comme si le juke-box de nos enfances était une pharmacopé­e miracle. Il chante «Et si tu n’existais pas, dis-moi pourquoi j’existerais…», c’est la mélodie de l’amour en fuite et elle fait du bien à Markus – Christian Gregori – et Anton – Pietro Musillo. Ces deux soignent leur vague à l’âme, ils pleurent chacun une disparue, la femme de leur vie qu’ils doivent enterrer dans un moment. Vous avez dit «mélo»?

Une femme à visages multiples

Oui, et c’est la beauté du geste de Valérie Poirier qui signe avec Quelqu’un d’autre une bonne pièce, même si elle souffre, vers la fin, d’être trop explicativ­e. A la mise en scène, Pietro Musillo a eu raison de lui commander un texte pour le Crève-Coeur. Et d’enrôler Camille Figuereo, électrisan­te en femme d’à-côté, labile entre deux portes, deux seuils, deux personnage­s qui n’en forment qu’un seul, fugitif. Cette comédienne a une volatilité surréalist­e à la mode d’André Breton: elle s’enracine et puis s’en va, parfaite en leurre. Au buffet d’une gare de province, un dandy coule sa mélancolie dans un livre. Débarque Markus, carcasse bourrue de chalutier en rade. Ils se harponnent des yeux, puis se confient en rasades économes. Une femme les a quittés. Depuis, elle ne les lâche plus. Mais si c’était la même, oui la même Betty, disparue d’un coup de la vie d’Anton, rapatriée dans celle de Markus, si différente pourtant dans les bras de l’un, puis de l’autre?

Les prouesses de Camille Figuereo

Elle est là, justement, Betty, intello façon Jean-Paul Sartre dans son trench-coat, le temps d’une réminiscen­ce. Sa timidité est une citadelle. Anton la circonvien­t. Autre flash bientôt: Camille Figuereo flambe en papillon du samedi soir; Markus prend feu et comme pour se sauver grogne: «Je ne suis pas celui que vous croyez.» Elle, dans un éclat: «Moi, non plus.»

Pour qu’on soit pris, il faut des interprète­s précis à toutes les arêtes du texte. Ils le sont impeccable­ment. Voyez cette apothéose: Betty gît sur le comptoir du bar, Calypso orpheline de ses Ulysse. Entre elle, deux endeuillés fraternels. «Et si tu n’existais pas…», caressait Joe Dassin. Au bar des amants perdus, ce mélo brûle en douce. Quelqu’un d’autre, Théâtre du Crève-Coeur, Cologny (GE), jusqu’au 1er avril, lecrevecoe­ur.ch

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