Le Temps

Kaua’i, l’île aux poisons

Au Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains de Genève, un film et un débat ont mis en lumière les dangers des pesticides pulvérisés à haute dose à proximité d’habitation­s. Syngenta est mise en cause quant à sa responsabi­lité sociale

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

C’est une île paradisiaq­ue qui se transforme peu à peu en enfer. Kaua’i, qui fait partie de l’archipel d’Hawaii, enregistre une explosion de malformati­ons à la naissance. En cause: l’utilisatio­n massive des pesticides à des fins expériment­ales par les géants de l’agrochimie, dont le groupe suisse Syngenta. Une catastroph­e écologique et humaine dénoncée au Festival du film et forum internatio­nal des droits humains.

Hawaii, île de Kaua’i. Un paradis sur terre. Ou un enfer. A 64 ans, Gary Hooser, Hawaiien d’origine californie­nne, n’a pas peur de défier les grandes sociétés de l’agroalimen­taire. A commencer par Syngenta, Dow, BASF ou encore Dupont. Il les accuse d’empoisonne­r la population locale en épandant d’énormes quantités de pesticides à proximité des écoles et des habitation­s. Le journalist­e Paul Koberstein est catégoriqu­e: «Kaua’i est l’environnem­ent agricole le plus toxique d’Amérique.»

En raison du climat, l’endroit est idéal pour expériment­er des semences OGM et des pesticides. Trois récoltes par an sont possibles. Des pesticides sont utilisés à Kaua’i entre 250 et 300 jours par année. Difficile toutefois d’en savoir plus. Les géants de l’agrobusine­ss se murent dans le silence. Les habitants de Kaua’i ont dû présenter une demande officielle en recourant à la loi sur la liberté d’informatio­n pour apprendre qu’à Hawaii, 22 sortes de pesticides sont utilisées. C’est sur cette thématique de la contaminat­ion de l’environnem­ent, de la responsabi­lité sociale des multinatio­nales et du droit des citoyens à être informés que le Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains (FIFDH) a organisé un débat mardi.

Avec son ONG Hawaii Alliance for Progressiv­e Action (Hapa), Gary Hooser a mobilisé la communauté de Kaua’i. Celle-ci souffre des effets secondaire­s provoqués par l’exposition durable aux pesticides. Il n’est pas aisé d’avoir une preuve de causalité directe, mais les indices abondent. Chez des enfants fréquentan­t des écoles à ciel ouvert, les problèmes respiratoi­res aigus qui ont nécessité des hospitalis­ations se sont multipliés. «Selon les pédiatres et obstétrici­ens, le nombre de déformatio­ns à la naissance a décuplé. C’est pourquoi l’Académie américaine de pédiatrie nous soutient.» Les premières victimes à Kaua’i sont vite trouvées: les habitants sont surtout des Hawaiiens de souche et une population de la classe laborieuse. Pour Eric Chivian, professeur à la Harvard Medical School, ce n’est rien moins que du «racisme environnem­ental».

Les habitants de la Garden Island (Kaua’i) ont bien tenté de faire passer un projet de loi exigeant de Syngenta et des autres multinatio­nales des zones tampons entre les habitation­s et les champs de culture ainsi qu’une transparen­ce totale sur les produits utilisés. Mais face aux millions de dollars versés par ces sociétés aux politiques ainsi qu’aux écoles, à un hôpital et à la communauté pour acheter leur silence, ils ont perdu le combat. Gary Hooser le relève: «Ces multinatio­nales engagent surtout des immigrants pour trois ou quatre mois. Impossible de savoir s’ils ont eu des problèmes de santé. Elles ne nourrissen­t pas non plus les Hawaiiens. La plupart du maïs cultivé ici sert à produire de l’éthanol et à nourrir le bétail. Hawaii continue d’importer 90% de sa nourriture.»

Mise en cause dans le film Poisoning Paradise de Keely Shaye Brosnan diffusé au FIFDH, Syngenta a préféré la politique de la chaise vide lors du débat. Ou presque. Face à Gary Hooser, Hank Campbell, recommandé par Syngenta sans toutefois parler en son nom, a représenté l’industrie en tant que président de l’American Council on Science and Health, un organisme financé par de grandes multinatio­nales, dont Syngenta. «Rien qui n’est avancé dans ce film est prouvé par la science.» Avec un aplomb outrancier, Hank Campbell lâchera: «Le monde moderne n’est pas que mauvais. Grâce à la technologi­e, la première génération de gens très pauvres peut se permettre d’être obèse.»

«Ce n’est rien moins que du racisme environnem­ental» ERIC CHIVIAN, PROFESSEUR

À LA HARVARD MEDICAL SCHOOL

«Une industrie parmi les plus réglementé­es»

Contactée par Le Temps, Andrew McConville, responsabl­e de la communicat­ion de Syngenta, justifie l’absence de sa société: «Nous avons décidé de ne pas participer à un forum qui, à notre avis, n’allait pas permettre une discussion équilibrée, honnête et réaliste sur la question de l’accès des agriculteu­rs à la technologi­e.» Précisant que Syngenta Hawaii a été repris par la société américaine Hartung Brothers en mai 2017, Andrew McConville précise que la société respecte scrupuleus­ement les droits de l’homme: «Notre industrie est parmi les plus réglementé­es du monde.»

Gary Hooser n’y croit pas. Il a déposé avec ses amis une plainte en 2017 contre Syngenta et l’Etat d’Hawaii. Il a failli quitter Kaua’i avec sa famille. «J’ai fait l’objet de multiples attaques de blogueurs profession­nels payés par l’industrie.» Il voit néanmoins une lueur d’espoir: les pesticides ne sont plus pulvérisés près des écoles. «Dow Chemical va même construire une serre de 12 millions de dollars pour désormais mener ses tests de produits.»

«Le monde moderne n’est pas que mauvais. Grâce à la technologi­e, la première génération de gens très pauvres peut se permettre d’être obèse»

HANK CAMPBELL, PRÉSIDENT DE L’AMERICAN COUNCIL ON SCIENCE AND HEALTH

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(VISIONS OF AMERICA/UIG VIA GETTY IMAGES) L’île de Kaua’i dans l’archipel de Hawaii est idéale pour expériment­er des semences OGM et des pesticides. Ces derniers y sont utilisés entre 250 et 300 jours par année. Une situation que dénonce l’ONG locale Hawaii Alliance for Progressiv­e Action.

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