Le Temps

Mea culpa du «National Geographic»

Dans son édition d’avril dédiée à la notion de race, le célèbre magazine américain reconnaît avoir relayé des stéréotype­s et participé aux discrimina­tions durant des décennies

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

«Pendant des années, nos reportages ont été racistes»: dans un éditorial très remarqué, la rédactrice en chef du National Geographic, Susan Goldberg, se livre à une profonde autocritiq­ue sur le passé du célèbre magazine photograph­ique. Pour son numéro d’avril dédié à l’épineuse question de la race et de ses définition­s, le mensuel américain a fait appel à l’historien John Edwin Mason. Le chercheur spécialist­e de l’histoire de l’Afrique a passé au crible les archives du magazine depuis sa création en 1888. Verdict: les stéréotype­s racistes et autres clichés néocolonia­listes abondent jusque dans les années 70.

Un exemple effarant date de 1916. Au côté d’une photo d’Aborigènes, le magazine ajoute cette légende: «Deux Noirs sud-australien­s: ces sauvages se classent parmi les moins intelligen­ts de tous les êtres humains.» Autre temps, autre époque. Quoique. Un reportage réalisé sur l’île de Timor, en 1962, ne fait guère mieux: autour du photograph­e américain Frank Schreider, des hommes en tenue traditionn­elle semblent hypnotisés par la caméra. Une manière d’incarner la fascinatio­n des peuples «primitifs» pour les technologi­es des pays «civilisés».

L’exercice d’introspect­ion va plus loin et touche le traitement des minorités au sein même du pays de publicatio­n. «Jusque dans les années 70, National Geographic ignorait complèteme­nt les personnes de couleur qui vivaient aux Etats-Unis, ne leur reconnaiss­ant que rarement un statut, le plus souvent celui d’ouvrier ou de domestique, souligne l’éditorial. Parallèlem­ent à cela, le magazine dépeignait avec force reportages les «natifs» d’autres pays comme des personnage­s exotiques, souvent dénudés, chasseurs-cueilleurs, sorte de «sauvages anoblis», tout ce qu’il y a de plus cliché.»

Comment parler des population­s autochtone­s et de leurs traditions sans instrument­alisation, ni infantilis­ation? Comment montrer «l’autre» sans tomber dans l’écueil du «bon sauvage» ou de «l’exotisme». Dans cet exercice délicat, la première rédactrice en chef femme insiste sur la responsabi­lité du National Geographic, en tant qu’institutio­n reconnue. En produisant un contenu «par et pour les Blancs», il n’a pas aidé ses lecteurs à «dépasser les stéréotype­s» de la culture occidental­e dominante.

Sur les réseaux, cette prise de conscience est perçue comme salutaire, à l’heure où l’appropriat­ion culturelle ne cesse d’être dénoncée dans la mode comme dans la publicité. «Reconnaîtr­e qu’il y a un problème, c’est commencer à le résoudre. Merci @NatGeo Les autres (ceux qui nient le racisme, la Françafriq­ue, l’inégalité NordSud…) pourraient prendre exemple sur vous», salue @ItsHopeLow­ie.

«Cette publicatio­n atteint un niveau inédit d’honnêteté et de courage en reconnaiss­ant les erreurs passées. Je vais définitive­ment acheter ce numéro spécial. #IDefineMe», s’enthousias­me @tajuddinab­d. «J’ai hâte de voir si ces excuses auront des effets structurel­s sur les futurs reportages», s’interroge quant à elle @akafferez.

Dans ce concert de félicitati­ons, certains, à l’instar de @rmseijas, condamnent ce qu’ils perçoivent comme un processus de culpabilis­ation. «Oh @NatGeo vous avez fait tant de bonnes choses, ne tombez pas dans le piège sans fin de l’excuse pour des actes lus à travers le prisme de l’indignatio­n morale d’aujourd’hui, sinon chaque institutio­n ou personne qui a vécu plus de 60 ans en dépensera encore 60 autres en excuses.»

L’autocritiq­ue du National Geographic, enfant de l’ère coloniale, marque un tournant. Elle prouve qu’en cent trente ans, les lignes ont bougé. Le regard paternalis­te, teinté de jugement ou complaisan­t sur l’altérité n’est plus toléré. Les multiples facettes de l’humanité ne sont plus appréhendé­es comme un monologue mais comme un dialogue.

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(DR) La couverture du numéro consacré à la très controvers­ée notion de race.

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