Du Kosovo à la Syrie, comment le monde a basculé
En vingt ans, l’Occident a perdu sa capacité à influer sur les grandes crises internationales. Vu le fiasco des interventions en Irak ou en Libye, faut-il le déplorer?
En 1998 se noue le dernier épisode sanglant des guerres yougoslaves. La répression serbe s’accentue contre les Kosovars. La minorité albanophone prend les armes. L’Occident veut empêcher une répétition des massacres bosniaques. L’OTAN va cette fois frapper directement Belgrade et imposer l’autonomie du Kosovo, qui aboutira dix ans plus tard à leur indépendance.
En 2018, après sept ans de guerre en Syrie, les Occidentaux sont relégués au rang de spectateur. Les Etats-Unis ont certes des troupes sur le terrain, comme tant d’autres acteurs. Mais ils pèsent peu sur les événements, au contraire de la Russie, de l’Iran et de la Turquie.
Que s’est-il passé? Ces deux dernières décennies, le monde est devenu plus multipolaire et plus désordonné. L’illusion d’un nouvel ordre mondial promis par George Bush père après la victoire par forfait des Etats-Unis sur l’empire soviétique s’est évaporée. «C’est une évolution profonde mais moins soudaine et spectaculaire que la chute du mur de Berlin en 1989 et, deux ans plus tard, l’effondrement de l’URSS», analyse François Heisbourg, président de l’Institut international d’études stratégiques (IISS) et du Geneva Center for Security Policy (GSCP) et conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris.
LA FIN DE L’HYPERPUISSANCE AMÉRICAINE
Quand survient la crise kosovare, les Etats-Unis sont une hyperpuissance, selon l’expression de l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine. La Russie se relève à peine du cataclysme de la fin de l’Union soviétique. La Chine n’est encore qu’à mi-chemin de son ascension économique et militaire. Le Conseil de sécurité de l’ONU consent à cette nouvelle guerre humanitaire au nom de la défense de la minorité kosovare. «C’était le summum de la capacité occidentale à imposer les règles du jeu international», estime François Heisbourg.
Pour la Russie, l’affaire kosovare est une nouvelle humiliation. Elle n’a pas pu s’opposer à la tournure des événements. Son allié et frère slave, la Serbie, est amputé d’une partie de son territoire dans sa zone traditionnelle d’influence. Très affaibli, le président Boris Eltsine, après avoir usé plusieurs premiers ministres, nomme un certain Vladimir Poutine pour lui succéder.
UNE «RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER»?
Pendant que le nouveau maître du Kremlin entreprend de redresser son pays, l’Occident pousse son avantage. Il veut graver dans le marbre l’impératif d’intervention humanitaire, qui supplanterait la souveraineté des Etats en cas d’exactions massives contre leur population. Mais à l’ONU, les débats sur cette nouvelle «responsabilité de protéger» s’enlisent.
Quand ce droit est finalement approuvé en 2005, il est déjà complètement discrédité. Après les attentats du 11 septembre 2001, les néoconservateurs ont envahi l’Afghanistan, puis l’Irak. Was- hington ambitionne de remodeler le Moyen-Orient en y apportant la démocratie. La guerre humanitaire se veut civilisationnelle et messianique.
LE TOURNANT IRAKIEN
Mais le conflit irakien va marquer l’affaiblissement des Etats-Unis. Sur le front militaire, après avoir facilement renversé Saddam Hussein, les Américains sont incapables d’emporter la victoire face à l’insurrection sunnite. La capacité américaine à convaincre est en lambeaux. Les mensonges de l’administration Bush éclatent au grand jour. Les soi-disant armes de destruction massive n’étaient que propagande pour vendre la guerre à l’opinion publique et aux alliés de l’Amérique. Là aussi, l’opération est un fiasco: le camp occidental s’est déchiré. Face à la menace d’un veto français au Conseil de sécurité, les Etats-Unis ont lancé la guerre sans l’approbation de l’ONU.
«Pour la première fois, l’unité de l’alliance atlantique volait en éclats et les Etats-Unis sacrifiaient cette règle tacite», analyse François Heisbourg. Selon lui, les relations entre Européens et Américains ne s’en sont jamais vraiment remises, diminuant la marge de manoeuvre du camp occidental. Autre conséquence majeure, «les Etats-Unis ont finalement réussi à renforcer deux de leurs pires ennemis: les djihadistes et l’Iran, qui tous deux ont profité de l’effondrement de l’Etat irakien», poursuit François Heisbourg, qui avait été critiqué quand l’ISS avait corroboré l’existence d’armes de destruction massive en Irak, apportant de l’eau au moulin du gouvernement britannique de Tony Blair.
LES ARMES DE DESTRUCTION MASSIVES VERSION FRANÇAISE
«Cette leçon cuisante n’a pas été retenue», se désole l’ancien président de Médecins sans frontières Rony Brauman et qui vient de publier «Guerres humanitaires? Mensonges et intox» (Editions Textuel). En 2011, avec la Libye, la France de Nicolas Sarkozy aura son Irak. L’expédition punitive contre Mouammar Kadhafi, coupable de réprimer son peuple, est menée au nom de la responsabilité de protéger. Elle obtient le feu vert de l’ONU. Moscou et Pékin s’abstiennent d’utiliser leur veto. On ne les reprendra plus, tant la résolution 1973 sera outrepassée, aboutissant au renversement et à la mort du dictateur libyen.
«L’entrée en guerre a reposé sur des mensonges similaires aux armes de destruction massive. Il n’y a jamais eu de bombardement de la foule à Tripoli et personne n’a vu la prétendue colonne de chars qui menaçait la ville de Benghazi», accuse Rony Brauman.
LIBYE OU SYRIE, QUEL EST LE PLUS GRAND FIASCO?
Au vu du chaos libyen, de la déstabilisation de l’Europe par les traversées de migrants vers l’Italie que Kadhafi empêchait, les interventions humanitaires fontelles partie du passé? Et faut-il vraiment le déplorer?
François Heisbourg répond par une pirouette: «Quand on compare la Libye et la Syrie, où l’Occident est très peu intervenu, la réponse est claire. On ne peut imaginer pire situation que la Syrie: un demi-million de morts, la moitié de la population déplacée.»
«La comparaison n’est pas si pertinente, rétorque Rony Brauman. La Libye était presque isolée, alors que la Syrie dispose de protecteurs comme la Russie et l’Iran et est entourée de puissants voisins. Les multiples ingérences ont jeté de l’huile sur un brasier.» Il tempère: «Tout n’est pas jeté dans la responsabilité de protéger, à commencer par la reconnaissance que les massacres de grande ampleur sont une menace à la sécurité internationale. Certaines interventions, ponctuelles, sur un territoire limité avec le soutien de l’ONU, ont été positives, comme en Sierra Leone en 2010 ou au Timor Est en 1999.»
LES GRANDS NE TIENNENT PLUS LEURS ALLIÉS
A écouter les deux spécialistes, une chose semble certaine: l’Occident va devoir s’habituer à sa relative impuissance, après des siècles de domination du monde. Il serait toutefois trompeur de voir les rivaux de l’Occident comme tout-puissants. «La Chine n’a pas vocation à remplacer l’URSS, estime François Heisbourg, elle n’a pas d’idéologie globale. Elle ne parvient pas à tenir son voisin nord-coréen, tout comme la Russie ne peut forcer la main à Bachar el-Assad.»
Résultat: les puissances intermédiaires jouent leur propre partition, ce qui aurait été impensable dans le carcan de la Guerre froide. D’où le monde chaotique et imprévisible qui est désormais le nôtre.
«L’une des grandes leçons de ces vingt dernières années, c’est l’impuissance de la force, conclut Rony Brauman. Une armée peut vaincre une autre, quant à imposer un nouvel ordre politique, c’est une autre affaire.» Mais l’humanitaire doute que cet enseignement a été retenu une bonne fois pour toutes. Car la tentation d’intervenir militairement est toujours là. «Les conflits d’aujourd’hui, comme en Syrie, produisent des images atroces en direct. Notre exposition est à la mesure de notre impuissance. Mais la rhétorique de la culpabilité est politiquement nocive, car elle sous-entend que si l’Occident le voulait vraiment il pourrait résoudre le problème, alors que rien n’est moins sûr.»
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