Le Temps

Les anachronis­mes de la Suisse de 1998

HISTOIRE En vingt ans, ce pays a connu ses révolution­s tranquille­s. Fini, la fumée dans les lieux publics, le secret bancaire pour les clients étrangers, le nucléaire ou la pénalisati­on de l’avortement. Plongée dans une nation alors en crise, qui s’est ré

- LISE BAILAT t @LiseBailat

C’était mieux avant. Vraiment? L’année 1998 commence en Suisse dans une profonde morosité. Le pays est encore empêtré dans la crise des fonds juifs en déshérence et touché de plein fouet par la guerre des Balkans et l’arrivée de nombreux réfugiés. Il doute de son identité, de son rapport à l’autre. Et entrevoit une possibilit­é terrifiant­e: celle de n’être qu’un pays comme un autre. La fin du Sonderfall helvétique! «La décennie 1990 est la décennie tragique, résume l’historien Olivier Meuwly. A la crise économique, sociale et financière se greffe alors une crise morale et intellectu­elle.»

Six ans ont passé depuis le scrutin du 6 décembre 1992, et pourtant les plaies restent à vif. En Suisse romande, euroturbos et euroscepti­ques se jettent des noms d’oiseau à la tête tout en partageant une même conviction: la Suisse doit adhérer à l’Union européenne! S’ils sont incapables de s’entendre, c’est qu’ils divergent sur le calendrier et les motivation­s profondes d’une adhésion – d’abord économique, ou culturelle?

PRESQUE 8% DE CHÔMAGE À GENÈVE

Comme un symbole de ce pays qui va mal, le Vaudois Jean-Pascal Delamuraz démissionn­e du Conseil fédéral en janvier. Atteint d’un cancer, il mourra le 4 octobre suivant. Le Valaisan Pascal Couchepin lui succède. C’est la dernière élection au gouverneme­nt où les radicaux peuvent dicter seuls leur stratégie. Les grands partis sont sur le déclin. L’UDC va occuper l’espace laissé libre dans le domaine de la politique économique, mais aussi et surtout dans la relation de la Suisse à l’UE et dans les débats sur l’identité nationale.

Jamais depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale la Suisse n’avait connu un tel taux de chômage. L’année 1997 s’est terminée sur une moyenne nationale de 5,2%. Les cantons frontalier­s souffrent davantage encore. Genève, avec 7,8% de taux de chômage, décroche

On craint le jour où le Buffet de la gare cédera sa place au Burger King

un triste record romand. Des symboles s’écroulent. La fusion entre les deux grandes banques SBS et UBS fait mal. A Zurich, ces chômeurs en col blanc inspirent une pièce de théâtre qui tiendra le haut de l’affiche pendant plusieurs mois. Les mutations technologi­ques sont en marche, mais on s’interroge encore sur la nécessité d’avoir un téléphone portable.

DES CERTITUDES INÉBRANLAB­LES

La Suisse est si mal dans sa peau qu’elle semble s’accrocher à une foule de certitudes considérée­s alors comme acquises. «C’est si doux les vieilles habitudes, même celles qui vous oppriment», écrivit Nicolas Bouvier, qui s’éteint en 1998. S’il est vilipendé par la gauche, le secret bancaire paraît inébranlab­le. Le conseiller fédéral Kaspar Villiger parle avec conviction d’un instrument «eurocompat­ible».

Autre certitude de l’époque: l’énergie nucléaire a encore de beaux jours devant elle. La fin du moratoire de dix ans sur la constructi­on de nouvelles centrales arrive à son terme. Prudent, le Conseil fédéral parle d’une sortie du nucléaire «à terme». Il propose de taxer les énergies fossiles pour améliorer l’émergence des renouvelab­les. L’abandon de l’atome? «Dans le courant du siècle prochain», écrit Le Temps en octobre 1998. Pas faux. En 2011, l’accident de Fukushima pousse le gouverneme­nt à acter la sortie progressiv­e du nucléaire.

En attendant, le pays est marqué par le psychodram­e d’Expo.01, devenue Expo.02. La crise couve durant des semaines. Le 4 décembre, Pipilotti Rist démissionn­e avec effet immédiat de la direction artistique. Un symbole encore. Comment raconter un pays dont l’identité est devenue si trouble? Dans la presse, les chroniqueu­rs dissertent sur l’américanis­ation de la culture et sur la globalisat­ion. On craint le jour où le Buffet de la gare cédera sa place au Burger King.

Le changement est à l’oeuvre, mais la Suisse ne veut pas être brusquée. Aux grandes questions géostratég­iques, elle préfère les débats de société. En 1998, ce sont la fumée et l’alcool qui occupent une partie des discussion­s politiques. La hausse annoncée du prix du paquet de cigarettes à 4 fr. 50 crée une onde de choc: et si c’était le début de la fin des libertés individuel­les? Il faudra attendre 2005 pour que les wagons rouges (fumeurs) et verts (non-fumeurs) des CFF disparaiss­ent. A l’automne, le ministre socialiste Moritz Leuenberge­r annonce son projet d’abaisser le taux d’alcool au volant de 0,8 à 0,5 pour mille. Nouvelles résistance­s.

Le Conseil fédéral se préoccupe de santé publique. Mais en 1998, il campe sur ses positions morales face à l’avortement. Les cantons de Genève et de Vaud le pratiquent déjà. Mais le gouverneme­nt s’accroche: «La nouvelle réglementa­tion ne saurait se fonder exclusivem­ent sur le droit de la femme à l’autodéterm­ination et sur l’évolution des valeurs au sein de la société.» Il faudra encore quatre ans de débat pour aboutir à la solution des délais (avortement légal douze semaines après les dernières règles).

CAPACITÉ D’ADAPTATION

Mais la fin des années 1990 symbolise aussi l’amorce du renouveau. Les réformes lancées permettron­t à la Suisse de retrouver des couleurs dans les années 2000. Les premiers accords bilatéraux avec l’UE sont conclus fin 1998.

C’est un des apprentiss­ages de la Suisse, dans cette décennie tragique: elle ne saurait se comporter comme une île, analyse l’historien Olivier Meuwly. «La Suisse prend acte qu’elle ne peut plus agir seule. Elle assimile cette nécessité de prendre en considérat­ion des facteurs extérieurs. Mais, en se reposition­nant, elle fait aussi preuve des qualités qui lui permettent d’affronter les crises.»

 ?? (CHANCELLER­IE FÉDÉRALE/KEYSTONE) ?? Le Conseil fédéral en 1998: entourant, de g. à dr. au premier rang, le président Flavio Cotti, Adolf Ogi, Ruth Dreifuss et Arnold Koller. Derrière, Moritz Leuenberge­r, Kaspar Villiger et Pascal Couchepin et le chancelier François Couchepin.
(CHANCELLER­IE FÉDÉRALE/KEYSTONE) Le Conseil fédéral en 1998: entourant, de g. à dr. au premier rang, le président Flavio Cotti, Adolf Ogi, Ruth Dreifuss et Arnold Koller. Derrière, Moritz Leuenberge­r, Kaspar Villiger et Pascal Couchepin et le chancelier François Couchepin.

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