Le Temps

«Le Temps» est né d’un couple hétéroclit­e»

Le premier directeur et rédacteur en chef du «Temps» revient sur la création du journal en 1998. Il explique son mandat et la définition de sa ligne éditoriale. Vingt ans plus tard, le titre a-t-il toujours sa raison d’être?

- PROPOS RECUEILLIS PAR AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

A quoi était censé servir «Le Temps» au moment de sa création? En fusionnant les titres qu’étaient Le Nouveau Quotidien et le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, l’ambition des éditeurs était de disposer d’un journal permettant de rivaliser avec la NZZ et les anciens titres bâlois qui avaient fait la gloire de la presse suisse. On présentait Le Temps comme un journal de référence sur la scène romande, qui se distinguer­ait des titres régionaux et offrirait une garantie en termes d’honnêteté intellectu­elle. Grâce à la quasi-addition des forces, on détenait un capital inégalé de compétence­s journalist­iques, capables de faire la différence. Les débuts n’ont pourtant pas été faciles, il a fallu surmonter le deuil légitime, mais de nature assez différente, dans lequel étaient plongées les deux rédactions. Les deux camps se regardaien­t en chiens de faïence. Genève contre Lausanne, la tradition contre la nouveauté, verts contre violets, chacun s’emparait d’images opportunes pour se justifier. Mon impression est que dix-huit mois ont été nécessaire­s pour qu’émerge une culture journalist­ique propre et que les journalist­es se réclament «du Temps».

Comment gérer deux clans réunis malgré eux dans une même salle de rédaction? Les critiques, et elles étaient nombreuses, ironisaien­t sans cesse sur le mariage de la carpe et du lapin. On nous pressait de choisir entre des héritages jugés inconcilia­bles. Je préférais voir en cette fusion le mariage d’un officier un brin conservate­ur et porté sur les principes – le Journal de Genève – avec une épouse vive, un brin volage et éprise de culture – Le Nouveau Quotidien. Il ne s’agissait pas de savoir lequel des deux était le plus aimable, mais de se projeter comme l’enfant de ce couple hétéroclit­e. Le Temps était cet enfant, il s’agissait d’affirmer sa personnali­té, dans le respect des filiations, mais avec toute la liberté propre à une nouvelle génération. Une fusion n’est pas un compromis, encore moins une moyenne, c’est une nouvelle chimie. Les lecteurs nous l’ont aussi signifié quand nous les avons consultés sur le choix du titre. Nous pensions voir triompher un hybride «Nouveau Journal», mais le public a opté pour un titre tout à fait différent. Ce fut un signal fort: «Cessez de vous disputer sur votre héritage et regardez vers l’avenir», semblait-il nous dire en votant pour

Le Temps. Un autre signe dans ce sens, venu de la rédaction, fut de refuser d’aller se loger dans l’une ou l’autre des deux rédactions, mais de choisir en lieu et place un concept original, celui de s’installer uniquement dans des gares, symboles de notre mobilité et de notre appartenan­ce à la fois. Imaginez-vous, au lancement, nous avions des bureaux dans les gares de Genève, Lausanne, Berne, Zurich, Neuchâtel, Fribourg et Sion! La direction des CFF nous avait offert un magnifique coup de main.

Vous avez été nommé rédacteur en chef du nouveau titre. Pourquoi vous? Il était important que je ne sorte pas directemen­t d’une des deux rédactions, j’étais rédacteur en chef de L’Hebdo à l’époque. C’est David de Pury, futur président du conseil d’administra­tion, qui est venu me chercher en compagnie de Jacques Pilet. David de Pury disposait d’une image exécrable dans la profession, on voyait en lui l’ultralibér­al auteur du Livre blanc. Il s’est avéré un véritable architecte intellectu­el, gardien de l’indépendan­ce du titre. Le Temps lui doit beaucoup, c’est l’occasion de le rappeler en saluant sa mémoire. Au moment de former l’équipe, j’ai commencé par une grosse erreur: j’ai privilégié une sorte d’équilibre entre les deux anciennes rédactions, en nommant un nombre égal de cadres provenant des verts et des violets et en observant une sorte de symétrie, qui s’est révélée de très mauvais aloi. Je m’en suis mordu les doigts. Confirmés ainsi dans leur rôle implicite de gérants de l’héritage, ils sont devenus autant de gardiens du passé, au lieu d’inventer l’avenir. J’ai tiré de cette expérience une leçon: dans une fusion, ne jamais se fier aux chiffres pairs (deux adjoints, huit chefs de rubrique…), cela revient à fortifier deux camps. Il faut résolument s’obliger à représente­r un tout et favoriser les chiffres impairs!

Voulait-on gagner de l’argent avec ce titre? Les éditeurs, qui avaient soutenu les titres précédents à coups de millions, voulaient une rentabilit­é. J’ai toujours considéré que cet objectif n’était pas seulement économique: il signifiait aussi que nous devions trouver notre public et notre justificat­ion. C’est aussi un gage d’indépendan­ce. Mais je n’ai jamais ressenti la cupidité que j’ai constatée des années plus tard dans d’autres fonctions. Il n’y a pas de doute que le projet était avant tout civique et éditorial. Tempi passati…

«Le Temps» était-il pensé comme un portevoix des politicien­s de droite? Devait-il donner des gages aux banques privées, aux différents pouvoirs? Certains le souhaitaie­nt certaineme­nt, mais chacun comprenait que l’époque d’une presse partisane était définitive­ment révolue.

Le Temps devait, comme chaque titre naissant, coller à l’esprit de son époque. A notre modeste mesure, nous devions représente­r une Suisse libérale, ouverte, dans un monde en voie de globalisat­ion. Il y a eu des débats au conseil d’administra­tion, mais jamais sur un positionne­ment partisan. Ce furent plutôt des engagement­s européens qui prêtèrent à débat. Ou notre volonté de faire place à l’enquête. Mais, sincèremen­t, les membres du conseil se sont toujours montrés respectueu­x de nos choix. Y compris quand ils se sont révélés erronés ou naïfs. Ce qui s’est produit, évidemment. Le danger permanent pour une rédaction est de croire qu’elle est un échantillo­n de la société qui l’entoure. C’est une illusion d’optique dont il faut sans cesse essayer de se garder.

La ligne du journal a-t-elle changé? Y a-t-il encore place pour ce qu’on appelait une «ligne»? La politique au sens large a perdu beaucoup d’importance dans le titre, c’est aussi sans doute le reflet d’un monde régenté par les géants économique­s. Mais un journal, c’est avant tout l’alchimie de l’équipe qui le compose. Elle change constammen­t, et c’est heureux. C’est aussi la résultante des contrainte­s financière­s qui s’exercent – chacun sait qu’elles sont redoutable­s aujourd’hui.

A quoi sert «Le Temps» aujourd’hui? La Suisse romande a besoin d’un média qui lui permette d’échanger, de débattre, de comparer les expérience­s cantonales, et de dialoguer avec le reste du pays. C’est une fonction capitale qui n’a pas changé en vingt ans, et le service public ne peut pas être le seul à l’assumer. Une partie de la force et de l’innovation de ce tout petit coin de terre tient à l’informatio­n qui y est produite et échangée. Sans quoi, ce qui nous menace, c’est le désert médiatique des grandes régions françaises: un titre régional et, pour le reste, allez voir plus loin! La presse romande mérite une mobilisati­on aussi vive que celle dont a bénéficié le service public.

Il y a vingt ans, on parlait encore très peu d’Internet. «Le Temps» a-t-il manqué un virage important à un moment donné? A quel moment? Non, je crois que les titres romands font ce qu’ils peuvent avec les moyens qu’on leur donne. Mais le changement en cours dépasse de loin la forme du véhicule. Fini le temps où le bassin de distributi­on postale définissai­t le public. L’espace numérique est au moins celui de la francophon­ie, la concurrenc­e y est terrible. Comment, dans ces conditions, définir la place d’un média suisse romand? C’est un défi. L’extraordin­aire complexité du monde global impose aussi une réflexion sur ce que l’on raconte: cherche-t-on vraiment à expliquer le monde dans sa diversité ou se satisfait-on d’une vision occidental­o-centrée? C’est un deuxième défi. L’immédiatet­é de la transmissi­on des informatio­ns impose paradoxale­ment une réflexion sur la plus-value à fournir: faut-il réagir toujours plus vite? C’en est un troisième. Et il y en a au moins dix autres derrière. La tâche est infiniment plus rude qu’il y a vingt ans.

« La presse romande mérite une mobilisati­on aussi vive que celle dont a bénéficié » le service public

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(KEYSTONE) Eric Hoesli dévoile le nom du nouveau titre choisi par les lecteurs, en 1998.

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