Le Temps

«L’Europe doit construire une disruption positive»

INNOVATION Penseur de l’innovation technologi­que et de ses implicatio­ns sociales, le philosophe Bernard Stiegler plaide pour une action qui redonne du sens à l’économie et crée de la valeur. L’inverse du système actuel qui s’est dévoyé sous l’influence de

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER t @fredericko­ller

Quand Le Temps voyait le jour dans ses bureaux de Cointrin, la rédaction était équipée des tout nouveaux iMac, Internet était balbutiant, le world wide web (www) venait à peine d'être inventé, Google n'existait pas, ni Facebook et les réseaux sociaux qui dominent aujourd'hui le Net, ni le big data. C'était l'ancien monde, celui d'avant les écrans interactif­s.

L'une des grandes transforma­tions de ces vingt dernières années, de celles qui rendent la vie d'avant impensable aujourd'hui, est indéniable­ment la révolution numérique. Elle marque une rupture, comme le fit l'imprimerie au XVe siècle. On parle de disruption – de bouleverse­ment dans sa traduction française. Entrée dans le langage courant de l'économie et des médias, que signifie-t-elle au juste?

Directeur de l'Institut de recherche et d'innovation (IRI), spécialist­e de la disruption à laquelle il a consacré son dernier livre, le philosophe Bernard Stiegler évoque l'origine et les implicatio­ns d'une rupture qui change tout. Il nous a reçus dans ses bureaux, en face du Centre Pompidou.

C’est quoi la disruption? Ce que l'on appelle ainsi désigne un mouvement foudroyant d'accélérati­on de l'innovation industriel­le basée sur la technologi­e numérique telle qu'elle prend de vitesse la société, qui arrive toujours trop tard pour s'en saisir, ce qui crée des vides juridiques, théoriques et politiques très déstabilis­ants. J'en ai pris conscience, surtout à partir du moment où j'ai siégé au Conseil national du Numérique du gouverneme­nt français, entre 2013 et 2016. La disruption est une stratégie qui a pour but de prendre de vitesse tout le monde: d'abord ses concurrent­s, mais aussi les Etats, les organes de régulation­s et les usagers. Cette stratégie de sidération aujourd'hui enseignée à Harvard par Clayton Christense­n est devenue le b.a.-ba des modèles de développem­ent élaborés le plus souvent dans la Silicon Valley. Le problème est que cela conduit à la destructio­n des structures sociales et à une prise de vitesse de toute délibérati­on par l'efficience des technologi­es de calcul dans presque tous les domaines – et sans aucun recul sur leurs effets secondaire­s, qui risquent de s'avérer à terme calamiteux: cela instaure la domination d'un capitalism­e de prédation, qui capte de la valeur, mais qui ne permet pas le maintien des conditions de la reproducti­on de cette valeur. L'économie de prédation a une longue histoire, qui est celle de la piraterie, qui fut longtemps marginale, mais qui devient centrale.

Quels sont les acteurs de cette disruption? Vous parlez de «nouveaux barbares», c’est qui? Ce sont des entreprene­urs qui se désignent eux-mêmes ainsi. La disruption fascine et peut produire des résultats extraordin­aires – ainsi de Google, que l'on présente souvent comme une génération spontanée du génie entreprene­urial américain exploitant les mathématiq­ues appliquées. Dans la réalité, ce devenir procède d'investisse­ments engagés de longue date par l'armée américaine dans la recherche technologi­que. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, elle a investi massivemen­t en Californie dans la bibliométr­ie et la scientomét­rie – dont Google est un résultat direct. Durant 20 ans, dans les années 80 et 90, elle a en outre investi 1000 milliards de dollars dans le multimédia. Pourquoi? Le multimédia, c'est d'abord la simulation 3D, mais c'est aussi le soft power, et une nouvelle organisati­on des industries culturelle­s et de toute l'industrie de l'informatio­n. C'est à partir de ces investisse­ments publics de l'Etat fédéral que Google est apparu.

La deuxième condition pour que se produise la disruption vient d'Europe, et plus précisémen­t de Genève: le World Wide Web (www) est conçu et concrétisé par le CERN entre 1987 et 1993. Ce n'est pas Internet, dont la conception remonte aux années 1960, et qui est déployé dans les années 1970-1980, qui est à l'origine de la numérisati­on généralisé­e. C'est avec le world wide web que commence la disruption, dans les années 1990: son protocole HTTP permet à n'importe qui d'accéder à l'Internet pour y produire ou y consulter des sites. C'est Al Gore, alors gouverneur américain, puis vice-président des Etats-Unis, qui va tirer parti de l'investisse­ment européen. En l'espace de quelques mois, on passe de deux ou trois sites web à 10000, 100000, un million, 100 millions. On appelle cela une croissance hyperexpon­entielle. Le drame est que les Européens ne comprennen­t pas les enjeux – ni le personnel politique, ni le monde économique. Pendant ce temps, Gore défiscalis­e les entreprise­s qui investisse­nt dans les technologi­es de rupture rendues possibles par le Web.

Aujourd'hui, le Web, qui est porteur d'immenses possibilit­és encore inexploité­es, est court-circuité par les plateforme­s et les réseaux sociaux, ce qui crée le grand désenchant­ement par rapport aux espoirs que le modèle européen avait rendus possibles. Il faut absolument que l'Europe reprenne ici l'initiative – faute de quoi elle péricliter­a et deviendra le musée d'une ancienne civilisati­on disparue comme l'est aujourd'hui la Grèce.

La faute aux libertarie­ns, dites-vous…

Al Gore n'est pas libertarie­n. C'est Peter Thiel, le cofondateu­r de PayPal

Ce qui pose problème, c’est le modèle libertarie­n qui s’est emparé de ces technologi­es sans permettre le développem­ent social qu’elles requièrent pour demeurer vertueuses»

avec Elon Musk, qui incarne ce discours et ces pratiques. C’est un homme qui préconise l’abandon de la vie sociale fondée sur la loi, la création d’îles artificiel­les hors des eaux territoria­les pour échapper aux impôts comme aux juridictio­ns territoria­les tout en bénéfician­t des investisse­ments collectifs ancestraux qui font les sociétés civilisées. La disruption est un Far West technologi­que: le premier qui dégaine l’emporte. Je ne crois pas qu’on puisse vivre durablemen­t dans ce Far West dont s’accommode parfaiteme­nt le nouveau pouvoir américain: Peter Thiel est un conseiller de Donald Trump. Nous avons aussi nos libertarie­ns en France – dont j’ai eu l’outrecuida­nce de comparer le discours à celui de Abu Bakr al-Naji, qui est l’un des principaux stratèges de la guerre menée par Daech, dans L’Administra­tion de la sauvagerie.

La Suisse vient de voter sur une initiative d’inspiratio­n libertarie­nne pour supprimer la redevance du service audiovisue­l public. Ce n’est pas étonnant. Mais qu’on s’entende bien: il y a des initiative­s libertarie­nnes très fécondes, comme Wikipédia. Mais certains d’entre eux ont perdu le sens de la mesure. Beaucoup en sont aussi revenus, et sont devenus très critiques par rapport à ce dont tout d’abord ils n’avaient pas vu les limites.

Cette stratégie disruptive s’impose peu

à peu à toute l’économie. Oui, car la technologi­e numérique s’impose dans tous les domaines. La disruption arrive par exemple dans le bâtiment. On parle ainsi de béton interactif. Demain on pourra construire des bâtiments avec des matériaux dotés de puces RFID, montés par des automates, le tout étant géré de façon «plateformi­sée». Une plateforme est un dispositif qui articule des acteurs – fournisseu­rs de services ou consommate­urs – en produisant de la désintermé­diation, en court-circuitant tous les acteurs qui participai­ent jusque-là à la chaîne de valeur, et à sa reproducti­on. D’un seul coup, la plate-forme récupère toute la valeur, et court-circuite par ailleurs les législatio­ns tout aussi bien que ce qui permet de financer les investisse­ments collectifs sans lesquels la solvabilit­é du tout n’est évidemment pas durable.

Le grand trouble des démocratie­s doit-il se comprendre du fait de cette disruption dont vous dites qu’elle provoque l’impuissanc­e publique? C’est évident. D’abord parce que ces processus disruptifs génèrent une désorienta­tion généralisé­e. Les gens se retrouvent à vivre dans des dispositif­s dont ils ne comprennen­t pas le fonctionne­ment. Quand l’homme ne comprend pas ce qui lui arrive, il peut devenir non seulement bête, mais méchant. Contrairem­ent à l’animal, l’homme ne supporte pas de ne pas comprendre. L’incompréhe­nsion et la désorienta­tion instaurent une situation de prolétaris­ation généralisé­e: on se sert d’une machine sans savoir comment elle marche. C’est ainsi qu’Alan Greenspan justifie son incurie le 23 octobre 2008 lorsqu’il est auditionné par le Sénat américain. La disruption génère l’automatisa­tion généralisé­e qui conduit elle-même à l’insolvabil­ité généralisé­e. L’emploi diminue, et là où il ne diminue pas, c’est le pouvoir d’achat qui diminue. L’économie de disruption prépare une crise économique majeure: c’est une économie insolvable, une économie qui ne fait que capter la valeur sans permettre sa reproducti­on.

Un robot produit des biens, donc de

la richesse. S’il n’y a plus personne pour acheter ces biens, ce n’est pas de la richesse: c’est du gaspillage. Pour créer de la richesse, il faut un circuit économique vertueux. Cela ne veut pas dire qu’il faut rejeter l’innovation et l’efficacité technologi­ques. Je dirige moi-même un institut qui travaille au développem­ent des technologi­es numériques. Ce qui pose problème, c’est le modèle libertarie­n qui s’est emparé de ces technologi­es sans permettre le développem­ent social qu’elles requièrent pour demeurer vertueuses. Toute technologi­e est porteuse du pire autant que du meilleur. Les technologi­es peuvent conduire tout au contraire de ce qui se produit actuelleme­nt à une dé-prolétaris­ation. C’est précisémen­t ce qui s’est passé avec le logiciel libre, qui repose sur le partage du savoir. Le problème est que la commission européenne n’a rien compris à ces enjeux. Il faut urgemment contrecarr­er ce modèle insolvable et dangereux – qui pourrait produire de la très grande violence.

Qu’en est-il du big data, de l’intelligen­ce artificiel­le, produit de cette disruption. N’est-ce pas porteur de

progrès? Si, mais à certaines conditions. Google a été le premier à exploiter les big data. Les big data sont des patterns extraits par des technologi­es dites de calcul intensif sur les milliards de données que produisent en permanence les presque trois milliards de Terriens équipés de smartphone­s et autres appareils connectés. Google extrait ainsi de nos production­s linguistiq­ues des résultats en vue de fournir des réponses à nos requêtes ou de traduire les messages que nous recevons par des calculs de moyennes à l’échelle planétaire à partir des probabilit­és, et plus particuliè­rement de ce que l’on appelle des chaînes de Markov. Le problème, comme l’a souligné Frédéric Kaplan, directeur du Digital Humanities Lab à l’EPFL, est que ces modèles tendent à dysorthogr­aphier les internaute­s tout en renforçant les comporteme­nts linguistiq­ues moyens. Or on sait depuis de Saussure – un Genevois – que les langues évoluent et s’enrichisse­nt à partir des exceptions, qui sont des écarts par rapport à la norme moyenne. Avec l’automatisa­tion, on désapprend à écrire, à conduire, à se souvenir des numéros de téléphone, à éduquer ses enfants, à enterrer ses parents et même à se soigner. La disruption généralise le désapprent­issage et détruit les savoirs vivants: la machine a transformé le savoir en informatio­n, et celle-ci tend vers l’entropie, c’est-àdire vers l’éliminatio­n de la diversité. Or tout comme la vie suppose la biodiversi­té, la pensée suppose ce que l’on peut appeler une noo-diversité. C’est précisémen­t ce que le world wide web avait pour fonction d’intensifie­r.

On parle aussi de pensée computatio­nnelle, ce qui consiste à réfléchir sur le mode d’un ordinateur. Qu’en est-il de l’effet de la disruption sur nos façons de penser? C’est une catastroph­e. Emmanuel Kant, dans la Critique de

la raison pure, a montré à la fin du XVIIIe siècle que la pensée est constituée par des facultés qui sont l’intuition, l’entendemen­t, l’imaginatio­n et la raison. L’entendemen­t est la faculté analytique. Elle peut être automatisé­e. C’est ce que font les big data. Mais l’entendemen­t tout seul, selon Kant, n’est pas capable de prendre la moindre décision, si ce n’est de répéter et de renforcer ce qui est déjà là. Il est incapable de créativité. C’est une condition de l’intelligen­ce, mais elle ne suffit pas. L’intelligen­ce est analytique et synthétiqu­e. Une synthèse est une décision dans une situation réelle où il faut trancher au-delà du réel. Une telle décision suppose ce que Kant appelle les idées de la raison. Aujourd’hui, l’intelligen­ce artificiel­le, le big data, le deep learning sont purement analytique­s et computatio­nnels. Or la pensée ne peut pas être computatio­nnelle, c’est justement ce qui va au-delà du calcul, et qui permet des bifurcatio­ns qui constituen­t l’émergence dans le devenir entropique d’une réalité néguentrop­ique, comme disait Schrödinge­r pour analyser ce en quoi consiste la vie.

Quel sens dès lors donner à notre

époque? Je parle pour ma part, pour décrire la situation actuelle, d’une absence d’époque, c’est-à-dire un temps dans lequel on ne partage plus de mémoire commune avec ses contempora­ins, ni d’anticipati­ons communes, de désirs communs. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais la révolution numérique a aggravé la situation. Pourquoi y a-t-il aujourd’hui ce sentiment de ne pas savoir où l’on va? Parce qu’il n’y a pas de perspectiv­es. Nous sommes entrés dans l’âge de l’Anthropocè­ne. Mais on tend à le dénier: cela nous empêche de dormir. Le lecteur du rapport 2014 du GIEC, dont les prévisions ont été révisées récemment dans le sens d’une aggravatio­n, est tenté de fuir la prise en compte de ces réalités, d’essayer de penser à autre chose. Cette tendance au déni, à laquelle personne n’échappe, est inévitable parce que rien de sérieux n’est proposé pour transforme­r cette réalité. Or il est tout à fait possible de changer cette situation, c’est à l’Europe de le faire: ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de réinventer le projet européen.

Emmanuel Macron peut-il être porteur de cette disruption positive? Il en est capable. Mais pour l’heure il me déçoit. Il ne joue pas suffisamme­nt la musique d’une alternativ­e européenne à tous ces modèles disruptifs. Ce qui fera l’Europe n’est pas un nouveau deal entre la France et l’Allemagne. C’est un nouveau projet pour le XXIe siècle. L’Europe pourrait construire un système alternatif, une disruption positive et solvable. Le modèle de la Silicon Valley ne va plus très bien. Ne va-t-on pas voir prochainem­ent éclater une bulle? L’Europe peut produire une économie de circuits vertueux et non de cercles vicieux. Or c’est elle qui subit les pires effets de la disruption, dont elle est la grande perdante, ce dont elle ne sortira pas en cherchant à singer la Californie. L’Europe et ses 500 millions d’habitants, encore à peu près solvables, plutôt bien formés, a tout à fait les moyens de faire l’équivalent de ce qu’a fait l’armée américaine.

Pour créer cette disruption heureuse, ne faut-il pas revenir à Genève, là où tout est parti avec le CERN? On parle de Convention­s de Genève numériques, n’est-ce pas l’avenir? Tout à fait. Il faut repenser le monde en termes d’inter-nation – concept emprunté à l’anthropolo­gue Marcel Mauss – ce qui est différent de l’internatio­nalisme, après les échecs de la Société des Nations et de l’ONU. Il faut réfléchir à un nouveau modèle qui est moins un renverseme­nt du capitalism­e qu’une relance des idées initiales qui étaient en germe au CERN. Il y a un état d’urgence: il faut montrer aux opinions publiques qu’il y a d’autres possibilit­és que la guerre. Genève est une ville de l’inter-nation. Ce qui s’y passe sur ce plan est évidemment important et il serait bon que l’Europe soit contributr­ice de cette réflexion.

 ??  ??
 ?? (ABBAS/ MAGNUM PHOTOS POUR LE TEMPS) ?? Bernard Stiegler travaille avec son équipe de l’IRI dans un appartemen­t transformé en bureaux, un espace complèteme­nt ouvert. Paris, 8 mars 2018.
(ABBAS/ MAGNUM PHOTOS POUR LE TEMPS) Bernard Stiegler travaille avec son équipe de l’IRI dans un appartemen­t transformé en bureaux, un espace complèteme­nt ouvert. Paris, 8 mars 2018.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland