Le Temps

BLOCHER, SECRET BANCAIRE, #METOO, DÉBATS DÉCHIRANTS

Au sein de la rédaction, les affronteme­nts ont été souvent rudes sur les sujets polémiques

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1999 LA GUERRE DU KOSOVO

Le Temps est encore en couche-culotte et il doit affronter les bombes. En mars 1999, l'OTAN lance une interventi­on armée contre la Serbie pour prévenir un massacre au Kosovo. Au sein de la rédaction, certains applaudiss­ent des deux mains: non seulement toutes les négociatio­ns avec le pouvoir serbe de Slobodan Milosevic ont échoué, mais des informatio­ns commencent à confirmer l'imminence d'une catastroph­e humanitair­e de grande ampleur. Surtout, le désastre de la guerre de Bosnie (200000 morts) et l'incapacité de l'Europe à y répondre sont encore dans toutes les mémoires.

Pour d'autres, cette entrée en guerre de l'OTAN, menée par les Etats-Unis, répond à des intérêts qui n'ont rien à voir avec la protection de la population kosovare. Contrairem­ent à une grande partie de la presse occidental­e, qui est acquise au bien-fondé du bombardeme­nt de la Serbie, Le Temps dépêche un envoyé spécial à Belgrade pour faire entendre la voix de la population serbe.

Les boulets de canon pleuvent, de part et d'autre. Il suffit de lire entre les lignes les articles de cette période: du terrain, l'envoyé spécial attaque les «salauds dans les salons» qui «font le tri entre les victimes». De la rédaction, un collègue lui répond en s'en prenant à la «bande de criminels» serbes et aux «complices de l'épuration ethnique».

Des réunions d'urgence sont organisées par la rédaction en chef. Elles aggraveron­t encore le mal tant certains rédacteurs se sentiront mis sous tutelle. Il y aura des pleurs dans les bureaux, puis des cris, des menaces de démission, puis une démission. Les bombardeme­nts de l'OTAN en Serbie ont duré septante-neuf jours. Au sortir de cette guerre, Le Temps, ce jeunot, n'était plus tout à fait le même.

1999 LE PROJET AVORTÉ DU DIMANCHE

En 1999, la rédaction en chef du Temps apprend que Ringier va lancer un journal du dimanche pour contrer le monopole du Matin Dimanche, véritable vache à lait d'Edipresse depuis la disparitio­n de La Suisse en 1994. Un éditeur indépendan­t, Roland Ray, a lancé Info-Dimanche en 1998 et tout le monde rêve des millions de bénéfices que semble promettre le jour du Seigneur.

Le Temps commence à mûrir une idée similaire. La graphiste parisienne Nathalie Baylaucq, qui avait créé la maquette initiale du journal, est mandatée et un journalist­e de l'interne se voit nommé chef de projet. Coup de théâtre, alors que les équipes sont au travail depuis plusieurs semaines, ce dernier annonce qu'il rejoint le projet de Ringier. Eric Hoesli, fou de rage, parle de lui «casser la gueule» et de se lancer dans un procès contre Ringier lors d'un briefing houleux.

De son côté, le conseil d'administra­tion du journal ne croit pas au dimanche. Est-ce à cause du fait que des représenta­nts d'Edipresse sont au conseil du Temps? Toujours est-il que le projet de Ringier, qui se lance en novembre 1999 – année de la disparitio­n d'Info-Dimanche – sera un échec. Dimanche.ch disparaîtr­a en juin 2003 et, avec lui, l'espoir de mettre en cause le monopole du Matin Dimanche, une réalité toujours d'actualité.

2000-2001 LES ERREMENTS D’EXPO.02

L'Exposition nationale de 2002 a fourni son lot de polémiques internes. La longueur hors norme de la préparatio­n de l'événement – jusqu'à un report d'une année –, la valse des responsabl­es, l'escalade de budgets qui ne cessaient d'enfler ont ulcéré une partie de la rédaction, qui, comme nombre de citoyens, trouvait que la messe fédérale tournait à la farce, voire à l'humiliatio­n.

Une minorité, en revanche, défendait mordicus le projet au nom même de sa dimension exceptionn­elle et de son statut de rendez-vous national pour une génération. Des articles étaient parfois réécrits avant envoi à l'imprimerie pour arrondir les angles, les pages Opinions bruissaien­t de tribunes commandité­es avec une idée précise en tête, et les séances de réaction tournaient aux batailles verbales.

Dans la dernière phase, l'arrivée aux commandes de Nelly Wenger et sa parole souvent stratosphé­rique, le verbiage pompeux de son idéologue Bernard Crettaz ou les humeurs de Pipilotti Rist n'ont guère arrangé la situation. De surcroît, après le 15 mai 2002, jour d'inaugurati­on, les dissension­s ne se sont pas apaisées: pendant les six mois de l'événement, Le Temps a été divisé entre les «pro», qui appréciaie­nt les arteplages ainsi que leurs contenus, et les «anti», qui conspuaien­t cette fête coûteuse et jugée vide de sens.

Un seul point a fait la quasi-unanimité: la propositio­n de garder la structure du nuage d'Yverdon pour la Maison d'Ailleurs. Le Temps a milité pour l'idée. Mais les Yverdonnoi­s l'ont refusée dans les urnes.

2002 PSYCHODRAM­E SUR LE SECRET BANCAIRE

Au début des années 2000, le secret bancaire qui protégeait l'anonymat des comptes suisses commence à se fendiller. Mais Le

Temps soutient mordicus ce dispositif, notamment parce que les banquiers privés genevois sont alors très présents dans son capital. «Le secret bancaire n'est que la discrétion profession­nelle à laquelle s'oblige le banquier face à son client», soutient un éditorial de 1999 en reprenant le jargon de l'époque.

En 2002 pourtant, cette ligne claire connaît un bug. Le rédacteur en chef, Eric Hoesli, confie à l'un de ses journalist­es – qui n'est autre que l'auteur de ces lignes – la mission d'écrire un livre sur la place financière suisse. L'ouvrage, L’Argent secret des paradis fiscaux,

sort en octobre 2002 au Seuil: très critique, il annonce la montée des pressions internatio­nales et l'abolition inévitable du secret bancaire. Les banquiers privés sont outrés. «Je pense que c'est un mauvais livre qui cherche le sensationn­el», dit Claude Demole, associé de Pictet et actionnair­e du journal.

Au conseil d'administra­tion, ça chauffe. La rédaction en chef s'oblige à d'étranges contorsion­s: tout en soutenant son journalist­e, elle commande une tribune à un banquier pour descendre en flammes le livre. «Nous défendons l'idée que la Suisse, dans la guerre commercial­e qui lui est menée par les places financière­s anglosaxon­nes, ne doit pas abandonner ses atouts et le secret bancaire en est un», explique le rédacteur en chef, Eric Hoesli, à Largeur.com.

Les choses se calment ensuite, et les banquiers privés se retirent peu à peu du capital du journal. En mars 2009, lorsque le secret bancaire implose, Le Temps ne verse pas une larme. Son rédacteur en chef, Jean-Jacques Roth, évoque même le «discrédit moral […] aveuglant» qui a miné l'institutio­n.

2003 LE RAZ DE MARÉE BLOCHER

Le 19 octobre 2003, l'UDC déclenche un raz de marée aux élections fédérales, raflant 26,7% de la mise. Le soir même, le parti annonce que son second candidat au Conseil fédéral sera Christoph Blocher et personne d'autre. Le 6 décembre, le rédacteur en chef, Eric Hoesli, donne la ligne: «L'élection de Christoph Blocher au Conseil fédéral est dans l'intérêt du pays. Elle représente aussi sans doute la seule manière de maintenir l'esprit de concordanc­e qui fonde le système.»

Si elle a bien senti le vent tourner, la rubrique politique du Temps est sous le choc. Elle s'était dit: d'accord pour un deuxième UDC en plus d'Adolf Ogi, mais pas Christoph Blocher, jugé insoluble dans la concordanc­e. Eric Hoesli avait d'ailleurs reconnu, dans un éditorial daté du 25 octobre, que ce que le Zurichois convoitait était «la place de président du conseil d'administra­tion de la Confédérat­ion suisse».

Le 10 décembre, le parlement confirme le virage à droite: il élit Christoph Blocher mais aussi le radical Hans-Rudolf Merz. En mai suivant, Le Temps soutient le paquet fiscal défendu par la nouvelle majorité UDC-PRD. Mais le peuple dit non. Au Conseil fédéral, l'harmonie est secouée comme jamais. La résistance anti-Blocher est pilotée par Pascal Couchepin et Micheline Calmy-Rey. Dans son édito du 6 décembre 2003, Eric Hoesli invitait tout le monde à préparer sans tarder les «élections de 2007». Celles-ci marqueront un nouveau succès de l'UDC. Le Temps jugera alors la réélection de Christoph Blocher inévitable. Mais la mobilisati­on du centre et de la gauche conduira à son éviction.

2012 ABANDON DU SPORT

Dans un éditorial daté du 1er décembre 2012 titré: «Ce que j'ai à vous dire», Pierre Veya, rédacteur en chef, rassure les lecteurs: non, la qualité du Temps ne faiblira pas malgré les mesures d'économies. Il annonce pourtant: «La couverture de l'actualité sportive est abandonnée, en dépit des contributi­ons remarquabl­es de nos journalist­es.»

Si la rédaction a alors d'autres soucis, elle n'est pas indifféren­te à la suppressio­n d'une rubrique présente depuis les débuts du journal. Certains estiment qu'il vaut mieux trancher dans le vif plutôt que de gratter un peu partout. D'autres ne comprennen­t pas que le sport disparaiss­e (tout comme les musiques actuelles) au moment où il devient un fait social incontourn­able.

En filigrane, deux visions de la presse de qualité s'opposent: l'une française, qui tient le journalism­e de sport pour un genre mineur (Le Monde et Le Figaro ont récemment supprimé le sport de leur version papier); l'autre anglo-saxonne (The Guardian, New York Times, Wall Street Journal), qui lui accorde au contraire une belle place et se délecte de ses grandes plumes.

Des lecteurs, des acteurs influents de l'économie et des annonceurs potentiels font part de leur étonnement, mais la décision est prise. Il n'y aura ainsi pas une ligne dans Le Temps sur la victoire de Stan Wawrinka à l'Open d'Australie, rien sur les Jeux olympiques de Sotchi, pas un moment de la Coupe du monde de football.

Le sport réapparaît dès le premier numéro de l'année 2015. Trop tard pour la victoire de la Suisse en Coupe Davis, en novembre 2014, que le journal passera totalement sous silence. Rendre au Temps sa vocation généralist­e est une des premières mesures du nouveau (et actuel) rédacteur en chef, Stéphane Benoit-Godet. En vingt ans d'existence, le journal aura eu une rubrique Sport pendant dix-huit ans mais il est encore fréquent de s'entendre dire: «Ah, il y a de nouveau du sport dans Le Temps?»

2017 L’AFFAIRE WEINSTEIN ET #METOO

Au sein de la rédaction, l'affaire

#MeToo a secoué. Et d'abord, dans l'organigram­me. Nous qui nous indignions des abus de pouvoir d'ordre sexuel à Hollywood ou à Berne, où en étions-nous en matière d'égalité hommesfemm­es? Manifestem­ent, il nous fallait – et il nous faut encore – balayer devant notre porte pour que salaires et pouvoirs soient également répartis. Depuis la création du quotidien en 1998, si une femme, Valérie Boagno, en a été la directrice, seules quatre femmes, Sylvie Arsever, Christine Salvadé, Marie-Claude Martin et Eléonore Sulser, ont travaillé – comme adjointes – au sein de sa rédaction en chef. Tandis que 14 hommes ont occupé des postes de direction au sein du journal, dont celui de rédacteur en chef depuis le début.

#MetToo a aussi dessiné des lignes de fracture entre les femmes de la rédaction. Il y a celles qui trouvaient qu'on allait trop loin – dont une fougueuse chroniqueu­se – maltraitan­t les hommes, négligeant les pulsions animales qui seraient sous-jacentes à toute sexualité. D'autres, souvent plus jeunes (mais pas que), se sont réjouies et même enthousias­mées face au changement de paradigme induit par #MeToo. La tribune du

Monde signée par Catherine Deneuve et Catherine Millet a failli monter les unes contre les autres: les premières y voyant une prise en compte bienvenue des instincts sexuels et une parade à un puritanism­e «à l'américaine», les secondes y lisant une position rétrograde, caricatura­le, blessante pour les victimes et finalement anti-femmes. Voilà un débat qui n'est pas encore clos et ses différente­s tonalités se reflètent encore dans nos colonnes. ■

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