Les «millennials», entre mythes et réalité
Quelle est la vision du monde des jeunes nés juste avant le tournant du millénaire? Sociologues et consultants ont passé cette génération au crible. Mais la réalité fait mentir bien des clichés
Soixante-huitards, babyboomers, bobos, génération X ou Y: la sociologie, depuis un demi-siècle, a transformé en marotte commode l’explication générationnelle. «Je suis mon âge», pourrait-on résumer. De cette date de naissance naîtrait une histoire, une vision du monde, des ambitions personnelles, familiales, une manière de rêver – ou pas – l’avenir économique et social.
EGOÏSME PRAGMATIQUE
L’irruption des millennials, au milieu des années 2000, ne fait guère exception. Ce sont les historiens américains Neil Howe et William Strauss qui utilisent le mot pour la première fois, dès 1989. Les deux hommes, adeptes de la théorie du cycle des générations selon laquelle une société se divise en quatre segments d’une durée de seize à vingt ans, ne voient pas leur vocable utilisé très vite. Il faudra une bonne quinzaine d’années pour qu’il commence à devenir usité, d’abord dans les seuls cercles du marketing.
Un millennial est une personne née entre 1980 et 1995, et qui, selon les deux chercheurs américains qui en proposent la définition, sont dotés d’un «esprit rationnel, d’attitude positive, d’esprit d’équipe et d’abnégation».
Mais personne ne croira vraiment que l’explication de l’âge suffit à définir ainsi des caractéristiques aussi fortes que générales. Les millennials sont d’ailleurs les premiers à le savoir: une étude récente, toujours nord-américaine, a montré qu’à peine 40% des jeunes entre 18 et 35 ans se reconnaissent dans le terme. Depuis, ils sont d’abord et surtout devenus une cible commerciale,
technophile, amoureuse de son smartphone, et adepte de la fameuse économie du partage, d’Uber à Airbnb.
Selon le Boston Consulting Group, les millennials sont même précisément cette génération qui «change le visage du marketing pour toujours» et «se distinguent des générations antérieures par leurs habitudes de consommation, préférences en termes de marques, valeurs, personnalité et perspective générale sur la vie».
Ils auraient ainsi un rapport différent que leurs parents au travail, à la propriété, une sorte d’égoïsme pragmatique les rendant à la fois souples et efficaces. Ce que l’on résume parfois par l’expression des «4 i»: individualiste, interconnecté, impatient et inventif.
Mais sont-ils pour autant si différents des «jeunes» qui les ont précédés depuis des dizaines d’années? N’est-ce pas une simple caractéristique des «nés de la dernière pluie» de se voir comme ceux qui peuvent renverser la table, voire changer la société? S’ils sont seulement des jeunes adultes branchés, les millennials correspondent plus à un archétype se répétant à chaque cycle qu’à une génération neuve qui transforme ce monde. Vont-ils revenir à des habitudes de vie plus traditionnelles, ressemblant à celles des seniors d’aujourd’hui?
CE QU’ILS NE SONT PAS
Comme souvent, il faut d’abord faire mentir certains clichés. Le premier d’entre eux concerne l’idée d’une génération allergique à toute forme de possession. C’est faux et les exemples sont multiples.
La voiture, par exemple, bruyante et polluante, n’est pas du tout rejetée en bloc, selon les études sur la question. L’une d’elles démontre par exemple que les jeunes de 18 à 34 ans sont carrément plus nombreux que la moyenne de la population à déclarer que la voiture les fait rêver (44% contre 41%). Mais ils n’ont prosaïquement pas – ou plus – les moyens économiques d’en avoir une.
On a aussi beaucoup glosé sur l’idée que les millennials ne passaient plus leur permis de conduire. Faux également: ils le font, plus tard, quand posséder une voiture devient envisageable, ou que leur travail l’exige. En réalité, entre 1994 et 2010, le nombre d’adultes en Suisse détenteurs du permis de conduire a augmenté, passant à près de 81%.
PRÉCARISATION
Le constat de la précarisation sociale, de la paupérisation de la jeunesse, en Suisse comme dans le reste de l’Europe et en Amérique du Nord, explique d’autres caricatures. Les millennials n’auraient pas envie de devenir propriétaires (là encore, c’est démenti par les chiffres), les
millennials adorent vivre dans les centres urbains (oui, s’ils sont parmi les privilégiés qui peuvent se permettre les loyers ad hoc, mais pas toujours), et ainsi de suite. On les imagine souvent adorant la colocation: elle est souvent plus une obligation qu’un choix de logement vu comme un mode de vie ouvert.
En réalité, les millennials ne sont pas une génération qui ne veut plus posséder. Elle est surtout celle qui ne peut guère le faire, l’essentiel de la création de richesse étant encore captée par les générations précédentes.
Les chiffres sont implacables: 13,5 millions de jeunes Américains vivent actuellement dans la pauvreté (contre 8,4 millions en 1980), sous le joug d’une dette étudiante atteignant désormais 1,3 trillion de dollars, tandis que l’Union européenne estime que 29% de ses 15-29 ans sont exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion.
NOUVELLE RADICALITÉ
On les regarde pourtant comme des révoltés, des «anti-système», mais en quoi seraient-ils différents des soixante-huitards qui voulaient partir faire autre chose de leur vie dans le Larzac? Auteur de La révolte des premiers
de la classe (Ed. Arkhê), le journaliste indépendant Jean-Laurent Cassely voit chez les millennials une forte différence d’attitude: «Les mentalités ont changé. La révolte d’aujourd’hui a des aspects radicaux, elle est aussi beaucoup plus entrepreneuriale. Un des slogans situationnistes était «ne travaillez jamais»: c’est à mille lieues des aspirations contemporaines. Inversement, un autre mot d’ordre soixante-huitard, «vivre sans temps mort et jouir sans entraves», paraît en phase avec l’ambition de faire de sa vie professionnelle une oeuvre d’art».
C’est au fond une notion proche de la suradaptation qui les définit, selon Jean-Laurent Cassely:
« Ils cherchent des alternatives, mais à une échelle qui s’inscrit dans ce qui existe»
JEAN-LAURENT CASSELY, JOURNALISTE INDÉPENDANT
«Les jeunes qui changent de métier et de secteur sont moins en rupture que les hippies du retour à la terre. Ils recherchent plutôt à accorder le monde du travail et de la consommation à leurs valeurs. Ils cherchent des alternatives, mais à une échelle qui s’inscrit dans ce qui existe, le fameux «système», sans que cela implique une remise en cause globale de celui-ci.»
IL N’Y A PLUS DE PASSAGES OBLIGÉS
En trois termes, pour dire ce qui distingue ces nouveaux jeunes: la souplesse, la capacité d’adaptation, et une certaine impatience. L’avenir étant bouché, les opportunités moins nombreuses, le compromis salarial qui était acceptable pour les cadres supérieurs des précédentes générations, et qui expliquait qu’ils patientent ou renoncent à une alternative, a volé en éclats.
Quand rester ne garantit même plus la sécurité, partir à l’aventure est moins un risque qu’une voie de sortie calculée et rationnelle. «Lorsque l’on ne peut plus se raccrocher à un plan de carrière défini, on expérimente la vie en mode projets», analyse Rémy Oudghiri, directeur général adjoint de Sociovision. Ce spécialiste des comportements contemporains remarque que c’est toute la société qui a perdu cette possibilité de prévoir sur une durée longue, «mais les millennials le vivent de manière exponentielle»: «Contrairement aux générations précédentes, ils ne ressentent pas l’utilité de prendre des passages obligés, sacrifices qui ne seront pas forcément récompensés.»
«ILS DÉPENSENT TOUT CE QU’ILS GAGNENT»
Ce qui n’empêche pas de vouloir un métier qui ait du sens. Cette impatience est aussi la conséquence de la montée des aspirations des diplômés de ces jeunes générations. Ils cherchent un travail à travers lequel ils peuvent s’exprimer, et qui soit au service d’un objectif auquel ils adhèrent philosophiquement. Le principe de développement personnel s’est en quelque sorte étendu à la sphère professionnelle.
La banque Piguet Galland, à Genève, a organisé en décembre 2017 un atelier de travail avec un panel de millennials, afin de mieux comprendre les codes de cette génération, son usage des services financiers, sa perception de l’argent. Michèle Luyet, membre de la direction, en a retiré quelques enseignements. «Les jeunes de 24 à 28 ans que nous avons rencontrés gagnent trop peu pour pouvoir épargner, mais profitent pleinement de ce que leur offre la nouvelle économie. Easyjet ou airbnb améliorent leur qualité de vie, leur permettent de partir en weekend, et ils en profitent plus que la génération précédente. Ils sont dans une société de partage tant qu’ils gagnent peu mais, malgré tout, l’argent et la propriété restent des gages de sécurité, de confort et de luxe. Ils y aspirent tous finalement. Ils sont prêts à travailler plus, à changer d’emploi, ou à monter leurs entreprises pour y arriver.»
CONTRE LES HIÉRARCHIES
Si les millennials entendent s’affranchir le plus possible des contraintes liées aux grandes sociétés, hiérarchies ressenties comme lentes et peu efficaces, qu’est-ce que cela signifie pour des entreprises «classiques» qui voient ainsi s’échapper les jeunes talents?
«L’entrée dans une période d’incertitude et de difficultés, répond Jean-Laurent Casselly. De plus en plus, elles devront sous-traiter ou travailler avec des indépendants ou des petites structures qui ont la faveur des diplômés qu’elles cherchent à recruter et à conserver. Elles ont déjà perdu la bataille symbolique et de l’image, elles ne sont plus désirables et passent pour des organisations du monde d’avant. Elles conservent cependant une force de frappe que les petits n’ont pas. Elles ne vont donc pas disparaître, mais être reléguées en faveur des nouveaux modèles dans l’air du temps: la start-up, la structure agile, le petit entrepreneur, etc.»
Les millennials ont intégré avant même leur entrée dans le monde du travail que la loyauté des grandes sociétés envers leurs salariés s’était considérablement affaiblie ces dernières années. Ils en tirent comme conséquence d’être avant tout loyaux à euxmêmes.
Rémy Oudghiri pense que cette génération est ainsi formée de jeunes «très centrés sur euxmêmes, mais pas égoïstes pour autant». Ce sociologue perçoit dans la mise en scène de soi par les réseaux sociaux une nouvelle forme de communication. Ce que valide l’humoriste suisse Marina Rollman, 29 ans. «Je pense que chaque génération innove grâce au dernier médium, qui pour nous sont les réseaux sociaux, comme ont été pour d’autres les radios pirates. Le narcissisme dont on parle à propos de cette jeune génération, je le perçois comme le processus démocratique total, l’aboutissement de l’athéisme et de la fin du colonialisme. On ne se laisse plus dire quoi faire! La hiérarchie de la parole a été cassée: dans le paysage médiatique, on partage tous un pouvoir. La subjectivité passe avant l’expertise. Je n’ai plus l’illusion d’être objective quand je parle. Alors, on va aller chercher le témoignage chez celui qui a vécu l’expérience et qui est légitime.»
Bien évidemment, on imagine les
millennials en adeptes du coworking
et des open spaces contemporains. Mais une étude menée par une grande école de commerce en France montre que si près de 70% des étudiants pensent devoir travailler dans de tels environnements, 64% estiment que l’on y est «moins efficaces que dans un bureau classique».
L’open space, souvent imposé par les départements de ressources humaines comme un booster de créativité, de mise en commun des compétences, est avant tout un simple gain de place et d’argent pour les entreprises: les millennials n’en sont pas dupes une seconde.
Jean-Laurent Casselly va aussi dans le sens d’une attitude plus distante vis-à-vis du monde de l’entreprise: «Pour une partie de la jeune génération, les ambitions matérialistes cèdent du terrain, et la compétition des talents imposée par l’économie globalisée est perçue comme une aliénation. Ils rompent avec ce schéma et valorisent d’autres critères de réussite: avoir une autonomie professionnelle, fabriquer son produit, être son propre patron, vivre une aventure entrepreneuriale, mais aussi travailler localement, avoir un impact sur le monde. Il ne faut surtout pas en conclure qu’il n’y a plus de recherche de statut ou de prestige. Simplement, les règles du jeu ont changé et, parfois, elles se sont même inversées.»
CE QU’ILS POURRAIENT DEVENIR
Hyperconnectés, relativement conscients des problématiques environnementales, rapides, fluides, ils sont aussi plus intéressés par la politique qu’on ne le croit souvent. Barry Lopez, porte-parole d’Easyvote, qui promeut la participation politique des jeunes, explique: «Ce qui est faux, c’est de dire que les jeunes n’ont plus d’intérêt pour la chose publique. Lors de nos sondages faits avec gfs.berne, on voit que 55-56% des jeunes s’intéressent à la politique internationale ou nationale. Par contre, le problème est de les amener à voter, mais cela n’a rien à voir avec cette génération en particulier. Notre but à long terme est d’arriver à un taux de participation de 40% au niveau fédéral parmi les jeunes de 18-25 ans.» Optimiste, vu le taux de 30% lors des élections fédérales de 2015.
La question est donc plutôt de savoir si les millennials vont peu à peu se fondre dans les valeurs des générations précédentes ou s’ils parviendront à partager les leurs. «Car il y a un changement majeur, signale Rémy Oudghiri. C’est la première génération qui a du pouvoir sur les autres tranches d’âge. Les millennials sont aux premières loges des transformations numériques: ce sont eux qui détiennent les clés du futur.»
Pour lui, le magistère du savoir pourrait, contrairement à l’habitude, aller cette fois des jeunes vers les anciens. «Normalement, chaque génération transmet son savoir à celle qui suit. Aujourd’hui, les autres générations ont peur d’être mises de côté à cause leurs enfants. Cela renverse le rapport d’autorité et déconstruit la hiérarchie verticale. Regardez ce qui se passe avec la technologie. Chaque année, les dernières nouveautés remplacent les anciennes, et c’est cette génération qui tient le lead.»
MISSION: RÉPARER LE MONDE
Que peut-elle et que va-t-elle en faire? Les révolutions ne sont pas la manière des millennials, dont le pragmatisme pousse plutôt à la recherche de nouveaux équilibres.
«Il y eut des générations dont la mission était de transformer ou de développer le monde, rappelle Rémy Oudghiri. Celle-ci, face aux crises climatiques, au déclin de la biodiversité, aux ressources qui vont manquer dans de nombreux pays, aura la mission de réparer le monde. Cette génération que l’on dit déconcentrée va avoir la douloureuse tâche de prendre des décisions drastiques pour réparer la planète.»
Les millennials sauront-ils adapter leur impatience, leurs savoirfaire et facilités face aux réseaux et aux technologies pour répondre au défi d’un monde plus durable? C’est le pari de l’optimisme, celui qui veut croire que les millennials ne deviendront pas des vieux comme les autres.
« Cette génération que l’on dit déconcentrée va avoir la douloureuse tâche de prendre des décisions drastiques pour réparer la planète» RÉMY OUDGHIRI