Le Temps

Le procès de Tarnac, miroir des dérives sécuritair­es de la République

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

2008-2018: il a beaucoup été question ces derniers temps du dixième anniversai­re de la proclamati­on unilatéral­e d’indépendan­ce du Kosovo, le 17 février 2008. L’Europe d’alors, à peine remise de l’effondreme­nt du mur de Berlin en 1989, croyait les frontières nationales enfin stabilisée­s. Que nenni!

La dernière des guerres balkanique­s avait consacré le divorce entre le Kosovo et la Serbie. Désormais placé sous le protectora­t de la communauté internatio­nale (Union européenne et ONU), le Kosovo se soustrait à cette ambivalent­e tutelle et se dote d’une Constituti­on. L’Europe doit compter avec un nouvel Etat. Mais, au-delà du cas kosovar, que nous disent les turbulence­s qui ont frappé l’ex-Europe de l’Est et qui défraient la chronique aujourd’hui encore?

La chute du communisme entraîne la dislocatio­n de l’empire soviétique. Les pays qui n’en faisaient pas partie ne sont pas épargnés, comme la Yougoslavi­e, instable depuis la mort de Tito. L’Occident a officielle­ment gagné la Guerre froide. Mais dans quelle posture intellectu­elle se trouve l’Europe, coincée entre une Amérique ultime «grande puissance» et la partie orientale du continent, en déliquesce­nce? Les attentes envers elle sont colossales alors qu’elle s’apprête à franchir un nouveau palier de son intégratio­n politique et à devenir l’Union européenne.

Très vite, elle ouvre ses portes aux Etats libérés du joug soviétique et participe généreusem­ent à leur reconstruc­tion. Mais un malentendu est en germe, qui va déployer son poison au fil des ans. L’Europe baigne dans un climat post-soixante-huitard qui a fait des nations des concepts périmés. Les grandes familles politiques, démocrate-chrétienne, socialiste et libérale, avec des motivation­s diverses, adhèrent à cette lecture d’une histoire que la fin de l’URSS semble confirmer.

Le postmodern­isme dominant, qui se veut «anational», sinon antination­al, réfute autant l’idée de frontière que les histoires nationales, sorties de mode. Enivrée par une mystique européenne conquérant­e, et par la victoire de leurs valeurs universali­stes sur celles véhiculées par l’ex-URSS, l’Europe vogue, confiante: les nouveaux Etats démocratiq­ues ne pourront que la suivre. Mais que signifient à leurs yeux ces valeurs de liberté et démocratie, dont ils avaient été privés durant des décennies?

Pour eux, le retour à la liberté s’apparente au contraire à une réappropri­ation de leurs histoires nationales, dont ils s’estiment avoir été spoliés. Le «postnation­alisme» cher aux Européens n’est pas compatible avec le «postsoviét­isme» des pays nouvelleme­nt libres. L’Europe ne comprend pas tout de suite ce qui est en train de se jouer à l’est; elle ne voit pour l’instant que l’enthousias­me sincère, mais aussi intéressé, de ses nouveaux membres, en même temps qu’elle se confronte, angoissée, à un retour, lent mais constant, des identités nationales.

Désormais dépourvus d’un discours cohérent sur l’idée de nation, les Etats occidentau­x croient régler le problème en l’enfouissan­t dans un «populisme» d’abord confiné dans certaines couches de la population. Or la question se complexifi­e lorsque les mondialisa­tions économique et technologi­que, au tournant du XXIe siècle, étendent ses bienfaits et ses paradoxes parfois douloureux.

Le malentendu se transforme alors en incompréhe­nsion et gangrène le dialogue entre les deux parties du continent. L’ancien ministre des Affaires étrangères tchèque Karel Schwarzenb­erg a suggéré voici un an environ, dans le journal Die Zeit, qu’il avait manqué aux pays de l’Est cette phase de «décantatio­n» que connurent les Etats occidentau­x et que fut la période «libérale» allant de 1830 à 1848. Une période durant laquelle ils se sont familiaris­és avec les concepts de démocratie et de libéralism­e, qu’ils ont développés, amendés, corrigés, adaptés à un univers économique en mutation.

Ils ont cru que les nouveaux aspirants à la félicité européenne pourraient assimiler leurs principes à grande vitesse. Ils ont ainsi répété l’erreur commise au moment de la décolonisa­tion: appliquer un modèle sur un système extérieur sans se donner le temps d’une «mise à niveau» entre visions du monde possibleme­nt divergente­s. Ce constat ne doit évidemment pas dédouaner les pays de l’Est, Kosovo compris, de leurs propres fautes, et elles furent nombreuses.

L’Union européenne a sans doute raison d’éprouver un sentiment d’ingratitud­e lorsqu’elle doit subir les attaques de pays qui oublient leur dette envers elle. Mais elle doit aussi comprendre que si l’universali­sme de ses valeurs, dont elle s’enorgueill­it, doit aboutir à des dogmes intangible­s, les désaccords existants ne sont pas près de s’éteindre. Deux univers doivent se réconcilie­r et une approche plus nuancée du fait national, a priori nullement synonyme de nationalis­te, permettrai­t de mieux ajuster les états d’esprit des uns et des autres.

Le «postnation­alisme» cher aux Européens n’est pas compatible avec le «postsoviét­isme» des pays nouvelleme­nt libres

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