Le Temps

«J’ai servi de fusible, je ne suis pas un profiteur»

L’homme au coeur de l’affaire qui a agité Genève la semaine dernière parle. Selon lui, la conseillèr­e d’Etat Anne EmeryTorra­cinta connaissai­t parfaiteme­nt la situation qu’elle a ensuite dénoncée en résiliant un mandat liant son départemen­t à cet universit

- PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

L’homme au coeur de la polémique qui ébranle le départemen­t de la conseillèr­e d’Etat genevoise Anne Emery-Torracinta livre sa version au Temps. Où il affirme que la ministre était parfaiteme­nt au courant des dessous de l’affaire.

«Abasourdi, stupéfait, contrarié.» Eric Wehrli a vécu la semaine qui vient de passer comme dans une lessiveuse. Il a fait la découverte du monde politique genevois, en pleine campagne pour les élections cantonales du 15 avril. Et le moins que l'on puisse dire est que l'expérience lui a déplu.

Cet universita­ire s'est retrouvé au centre d'une polémique où sont impliquées Anne Emery-Torracinta, la conseillèr­e d'Etat chargée de l'Instructio­n publique, et la secrétaire générale du Départemen­t (DIP), Marie-Claude Sawerschel, suspendue de ses fonctions depuis, et qui est la compagne d'Eric Wehrli.

C'est la société de ce dernier, Latl. ch, qui avait obtenu un mandat du DIP pour déployer au Collège l'enseigneme­nt de l'informatiq­ue, récemment devenu obligatoir­e. Signé en février, le mandat aura duré quinze jours. La magistrate socialiste a en effet signifié par mail à Eric Wehrli, vendredi dernier, qu'elle y mettait fin avec effet immédiat. Par retour de courrier, il a demandé quelle faute grave il aurait pu commettre qui autorisait une issue si abrupte, selon les termes du contrat que nous avons pu consulter. Il attend toujours la réponse. Aujourd'hui, il prend la parole: «Je veux que l'on sache que je ne suis pas un profiteur, qu'il y avait un beau projet qui n'a duré que quinze jours et que j'en suis désolé.»

Comment en êtes-vous venu à être mandaté par le DIP? La magistrate avait déclaré, à la rentrée de l'automne dernier, que l'enseigneme­nt de l'informatiq­ue serait introduit au Collège au plus tard en 2020, si possible dès 2019. Il s'agit de former environ vingt professeur­s, dont l'enseigneme­nt touchera 2000 collégiens. L'entier représente 130 heures réparties sur deux ou trois ans. C'est un gros chantier, avec une certaine urgence. Il faut commencer la formation des professeur­s au plus tard cet automne pour en venir à bout. Ma compagne m'a parlé de ses préoccupat­ions car le dossier traînait. Les directeurs de collèges s'étaient certes concertés, mais l'élaboratio­n du projet n'avançait pas. C'est dans ce cadre que j'ai élaboré un projet qui va mener au mandat que nous avons signé en toute transparen­ce. Vu votre proximité avec la secrétaire générale, la morale ne commandait-elle pas que vous ne postuliez pas? Nous nous sommes bien entendu posé la question. Et c'est la raison pour laquelle MarieClaud­e Sawerschel a exposé la situation sans ambiguïté à la conseillèr­e d'Etat et a dit qu'elle ne pouvait en aucun cas signer le mandat. Voilà pourquoi c'est finalement la magistrate qui l'a paraphé (la somme, 50000 francs, n'imposait aucun appel d'offres, selon les règles en vigueur, ndlr).

Avez-vous rencontré Anne Emery-Torracinta dans le cadre de ce mandat? Non. Mais elle me connaît. Mon nom figure sur le contrat, de même que mon adresse privée et le nom de ma société, Latl.ch. De sorte qu'il est impossible de confondre cette dernière avec le Laboratoir­e d'analyse et de technologi­e du langage de l'Université de Genève, dont je suis le directeur (la conseillèr­e d'Etat plaidait la possibilit­é d'une confusion entre les deux entités, ndlr). La magistrate n'a d'ailleurs à ma connaissan­ce fait aucun commentair­e sur un risque de conflit d'intérêts. J'aurais compris que l'on me refuse le mandat. J'ai par contre beaucoup de peine à admettre que l'on me dise oui puis non.

Que s’est-il passé, selon vous? J'essaie de le comprendre. La conseillèr­e d'Etat était dans une situation périlleuse. Il y a eu une trépidatio­n frénétique pour sauver la situation. Il a donc fallu qu'un fusible saute. Quel rôle a joué votre compagne? La presse a laissé entendre que sa position lui avait permis d'obtenir un mandat de complaisan­ce. Pendant quelques jours, on se sentait comme le couple Fillon. Ceux qui connaissen­t Marie-Claude Sawerschel savent que c'est une personne d'une grande probité. Et il ne s'agit pas d'un travail fictif! La tâche est importante. J'ai malheureus­ement l'intime conviction que des retards interviend­ront dans la mise en oeuvre et que ma vision ne sera pas complèteme­nt réalisée.

Pensez-vous que les derniers événements au DIP relèvent d’une cabale contre votre compagne (la secrétaire générale du DIP a été doyenne au Collège de Saussure, épicentre de deux enquêtes portant sur la gestion de cas d’abus de professeur­s, dont Tariq Ramadan)? Je vais faire de la pure spéculatio­n: nous sommes en période électorale et on avait besoin d'un fusible. Le fait que certains détails du contrat, comme la somme, soient publiés montre qu'il y a eu des fuites à un certain niveau. Qu’est-ce qui vous a poussé à proposer vos services, malgré le risque identifié de conflit d’intérêts? J'enseigne l'informatiq­ue depuis trente ans. D'abord à l'Université de Californie puis à Genève. J'ai élaboré des plans informatiq­ues pour les non-mathématic­iens, destinés aux spécialist­es des sciences humaines. J'ai l'expérience d'enseigner, de gérer des projets et des équipes. J'ai notamment été doyen de la Faculté des Lettres de l'Université de Genève avant d'être responsabl­e du Centre informatiq­ue universita­ire. J'ai participé aux ateliers organisés par la Fondation Hasler pour la promotion de l'enseigneme­nt de l'informatiq­ue au gymnase. En résumé, je pense avoir une excellente connaissan­ce non seulement du domaine mais aussi de l'Université et des gens qui y travaillen­t, ce qui me semble important dans ce dossier.

Pourquoi le mandat a-t-il été confié à votre société, Latl.ch, et non pas à vous? Cela aurait évité le risque de confusion, argument que la magistrate a fait valoir… Je voulais impliquer mon associé dans le projet. C'est un spécialist­e d'un élément clé que sont les bases de données. Et ce mandat était l'occasion d'enfin concrétise­r la raison pour laquelle nous avions fondé cette société il y a une dizaine d'années: utiliser une partie de nos profits pour le financemen­t de travaux de recherche.

PROFESSEUR À L’UNIGE «J’ai découvert le monde politique, et cela me suffit amplement»

Que contient votre projet? L'idée était de faire suivre aux enseignant­s du Collège une formation continue universita­ire afin qu'ils obtiennent un diplôme. Dans la durée, il faudra former des génération­s de professeur­s, pas uniquement pour le Collège, afin d'assurer la future école numérique de Genève.

Quelle suite comptez-vous donner à cette affaire? Je ne veux plus toucher à cela, c'est fini. J'ai découvert le monde politique, et cela me suffit amplement. Mes recherches m'occupent bien assez. J'ai informé le recteur que je me retirais complèteme­nt de ce projet.

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ERIC WEHRLI

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