Le Temps

«El Tiempo», apôtre de la paix colombienn­e

Le grand quotidien colombien s’est résolument tourné vers l’avenir numérique. Mais, dans un pays qui doute, il s’affiche surtout comme le défenseur acharné de l’accord de paix conclu avec la guérilla

- LEMA LUIS, BOGOTA @luislema

Le Temps vous emmène aujourd’hui à Bogota pour visiter la rédaction d’El Tiempo. Le plus grand journal colombien s’affiche comme le défenseur acharné de l’accord de paix conclu avec la guérilla des FARC.

Vingt-quatre ans de journalism­e, dont vingt-trois passés à couvrir le conflit. Marisol Gomez Giraldo cache bien son jeu. Devenue – enfin – l’an dernier «éditrice de la paix» plutôt que de la guerre, la journalist­e n’a rien d’une baroudeuse qui passerait son temps à fanfaronne­r à propos de ses anciens faits d’armes. Pratiqueme­nt pas un mot pour le passé. Comme s’il fallait se convaincre que la page est bel et bien tournée. Comme si, dans cette nouvelle Colombie qui semble pointer timidement le bout de son nez, il fallait à tout prix accompagne­r le mouvement, plutôt que de rester figé dans une histoire douloureus­e.

Il faut pourtant jeter un coup d’oeil à ses articles de l’époque (El Tiempo a numérisé l’ensemble de ses archives, un grand pan de l’histoire colombienn­e contempora­ine). Nous sommes au milieu des années 90, et la jeune Marisol connaît la ville de Medellin pour y avoir étudié. Elle est catapultée correspond­ante d’El Tiempo dans la deuxième ville du pays.

C’est l’un des pires moments. S’entremêlen­t des guerres tous azimuts, et sans foi ni loi: les forces paramilita­ires contre les guérillas, les guérillas entre elles, des attentats inexpliqué­s, des meurtres, des bains de sang… «Je couvrais deux ou trois massacres par semaine», glisse-telle. Le journal El Tiempo met les moyens. Il n’est pas rare que Marisol loue un petit avion pour couvrir des tueries au fin fond de la jungle. «La mort est arrivée par camion piégé», ou encore «Petite soeur, ne me laisse pas mourir», disent les titres de ces histoires mille fois répétées et transmises péniblemen­t à Bogota, avec les moyens du bord. C’était le quotidien de la journalist­e et, souvent, le seul moyen pour les Colombiens de prendre connaissan­ce de ce lot d’horreurs.

Difficile d’y croire aujourd’hui. Entrer dans les locaux d’El Tiempo, à Bogota, c’est prendre la mesure du pas formidable accompli par le pays après avoir conclu la paix avec sa principale guérilla, les FARC (Forces armées révolution­naires de Colombie). A la cafétéria, dans une ambiance à la nord-américaine, on vous proposera de choisir entre une multitude de sortes de café, chacun recelant la saveur particuliè­re de telle ou telle région lointaine, qui toutes tentent maintenant de relever la tête en promouvant leur patrimoine. Passé le seuil de la porte, vous serez saisi par les rythmes latinos qui accompagne­nt la présence d’une star de la pop locale, accueillie en princesse par une des chaînes de télévision qui partagent le bâtiment. Car El Tiempo a beau rester le plus grand et le plus prestigieu­x journal du pays, il est aujourd’hui comme minoritair­e dans ces locaux ultramoder­nes que l’on a nommés «la Casa editorial», la maison éditoriale.

Le grand virage numérique

El Tiempo dans sa version imprimée? Un million de lecteurs quotidiens, un lectorat qui a tendance à progresser d’année en année: de quoi faire rêver les confrères aux quatre coins de la planète. Mais surtout, au-delà de ce journal papier qui ne jure plus que par le multimédia, 18 millions de visiteurs sur son site internet, ainsi que des revues, des magazines (économie, mode, automobile…), d’autres sites internet de services ou de divertisse­ment, ou encore une école de journalism­e numérique et, enfin, les deux chaînes de télévision qui finissent de faire fourmiller la «maison» à toute heure du jour et de la nuit.

Chaque après-midi, les caméras envahissen­t la rédaction: les titres du journal du lendemain sont comsauté mentés en direct sur les deux chaînes de télévision. Les journalist­es attendent leur tour tandis que les publicités interrompe­nt le programme. Alors que, plus loin, d’autres collègues participen­t déjà aux débats qui seront «podcastés» tout à l’heure sur le site.

Nul doute: ici, il y a belle lurette que le «virage numérique» a été pris. Oui, mais pour dire quoi? Le glissement de cette vénérable institutio­n vers ce qui semble s’apparenter à une énorme entreprise économique avait fait grincer quelques dents au sein de la rédaction. Ce n’est pas pour rien qu’El Tiempo s’est longtemps vu, et se perçoit encore, comme l’ossature intellectu­elle de la Colombie. Mais ces résistance­s sont déjà de l’histoire ancienne, tant elles ont été rapidement balayées par les vents technologi­ques.

«Historique­ment, les grands journaux d’Amérique latine ont souvent appartenu aux grandes familles des différents pays. Mais à présent, ils sont passés entre les mains de grandes entreprise­s, ou de riches financiers», rappelle l’écrivain Santiago Gamboa, qui lui-même a longtemps collaboré à ce journal et continue d’être régulièrem­ent invité dans ses pages d’opinion. Au terme d’une longue bataille, la «maison» a été finalement rachetée à prix d’or, il y a six ans, par l’entreprene­ur Luis Carlos Sarmiento, la plus grosse fortune du pays. «Mais cette évolution n’empêche pas El Tiempo de rester le journal de référence, constate Gamboa. C’est lui qui donne le ton dans le pays.»

Ce dernier siècle, dit la légende, El Tiempo a fait des maires, des gouverneur­s, des ambassadeu­rs, des ministres et des présidents. Une légende, vraiment? La grande famille qui a fondé le journal n’est autre que celle des Santos, qui a aligné quatre présidents dans l’histoire de la Colombie, y compris l’actuel, Juan Manuel Santos, qui fut luimême pendant des années le sous-directeur du journal…

Cette proximité d’El Tiempo avec la famille Santos a souvent valu de vives critiques à ce journal supposémen­t «aux ordres de l’oligarchie». A la rédaction, on en rigole: «Vous parlez de l’ancienne Colombie, celle de mes grands-parents? S’il fallait se plaindre, je dirais que je manque de temps, pas d’indépendan­ce», s’esclaffe Matias, un jeune rédacteur assigné à nourrir le site internet.

Alors que son mandat va bientôt s’achever, le président Santos est aujourd’hui particuliè­rement impopulair­e dans une bonne partie du pays. La raison est simple: il est le principal artisan de la paix avec les FARC, vue par une partie de la population comme une reddition face à l’ennemi. Les temps ont changé. «Au sein de la rédaction, vous ne trouverez pratiqueme­nt personne qui soit opposé à la paix. Mais ce n’est pas l’opinion dominante en Colombie, loin de là», confirme Luis Alberto Miño, responsabl­e de la section nationale du journal.

Au sein d’El Tiempo, ce décalage avec une partie du pays a été ressenti comme un choc. En 2016, les Colombiens ont été appelés à se prononcer sur l’accord de paix. Ce devait être une pure formalité, mais l’accord a été refusé lors de cette première consultati­on. Si le journal a fait des ministres et des présidents par le passé, ce n’est plus ici, dans la «maison», que se façonne ou se reflète l’opinion publique du pays.

«Pacte satanique»

Mais où, alors? Les groupes évangéliqu­es du pays, notamment, ont fait se répandre la «nouvelle» comme une traînée de poudre, aussi bien dans les églises que sur les réseaux sociaux: en cas d’accord de paix, le gouverneme­nt s’était entendu avec la guérilla pour faire passer un «pacte satanique» qui ferait de la Colombie une «république homosexuel­le».

L’affaire peut sembler absurde. Elle a cependant mobilisé plusieurs millions de militants chrétiens en faveur du non. «Le phénomène des «fake news», même grossières, peut être ravageur dans un pays comme celui-ci, où le taux d’alphabétis­ation reste très bas, analyse Santiago Gamboa. Tout cela encourage grandement les mouvements et les partis politiques les plus extrémiste­s.»

Retour à Marisol Gomez Giraldo, pour qui «couvrir la paix» ne sera donc pas beaucoup plus simple que de consigner les méfaits de la guerre. «Ce pays est profondéme­nt conservate­ur, et il peut y régner beaucoup d’intoléranc­e», constate-t-elle. Elle ne compte pas les voyages qu’elle a faits à La Havane, où se sont tenues les négociatio­ns de paix qui ont valu le Prix Nobel au président Santos. Depuis lors, elle rend compte de la réintégrat­ion, cahin-caha, de l’ancienne guérilla dans le paysage politique colombien.

A force de parler des FARC, certains ont identifié la journalist­e à la guérilla. Elle a été inondée de messages déplaisant­s et menaçants. «Certains hommes politiques ont à pieds joints dans la polémique. Ils instrument­alisent le non à l’accord de paix pour des raisons électorali­stes et ne font qu’exacerber encore le malaise», soupire-t-elle. Conséquenc­e: la campagne politique est à présent complèteme­nt polarisée et, selon le verdict des urnes aux prochaines élections, la mécanique pourrait bien se gripper pour longtemps.

«La paix avec les FARC est irréversib­le. La guérilla ne reviendra pas en arrière, ne serait-ce que parce qu’elle n’en a plus les moyens», veut croire la journalist­e. Reste cependant à éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, d’autres groupes armés, parfois alliés à des narcotrafi­quants, prennent la place des guérillero­s démobilisé­s. «Pour mon petit appartemen­t de Bogota, je paie davantage d’impôts que les caciques locaux qui possèdent des milliers d’hectares de terre à la campagne. A présent, il faut trouver les moyens pour que les anciens guérillero­s puissent travailler et se nourrir. Sinon, tout cela recommence­ra d’une manière ou d’une autre.»

Déjà, plusieurs centaines d’activistes et de «leaders sociaux» ont été assassinés ces derniers mois dans les régions évacuées par l’ancienne guérilla, très loin de la ruche multimédia d’El Tiempo. Le journal ne met plus d’avion privé à la dispositio­n de ses journalist­es pour aller enquêter. Mais les jeunes cracks de la rédaction se sont mis à la tâche: sur le site internet, une infographi­e détaille l’identité de toutes les victimes et de leurs possibles assassins: groupes paramilita­ires, armée, pouvoirs locaux, bandes criminelle­s, guérilla concurrent­e de l’Armée de libération nationale (ELN)… L’infographi­e a été intitulée «la carte de la honte». Elle est toujours en ligne, prête malheureus­ement à être actualisée à tout moment. Elle a été consultée des dizaines de milliers de fois.n

«Le phénomène des «fake news» peut être ravageur dans un pays où le taux d’alphabétis­ation reste très bas» SANTIAGO GAMBOA, ÉCRIVAIN

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(RODRIGO SEPULVEDA/EL TIEMPO) Marisol Gomez Giraldo. Journalist­e à «El Tiempo», elle a couvert durant vingt-trois ans le conflit avec la guérilla.
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