Le Temps

En bout de course, l’ONU doit se réinventer

- Paris (Ed. du Panthéon), 2018. MARCEL A. BOISARD ANCIEN SOUS-SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES

L’ONU va mal. La situation internatio­nale inquiète. Le secrétaire général Guterres a lancé une alerte rouge au monde. Malgré ses échecs, le système multilatér­al, né des deux Guerres mondiales, s’avère irremplaça­ble, mais il est arrivé en bout de course. La Charte des Nations unies est anachroniq­ue.

Au plan formel, de nombreuses aberration­s paraissent. Par exemple, obligation est faite aux membres du Conseil de sécurité d’«avoir en tout temps un représenta­nt au siège de l’organisati­on». La mission permanente de Russie compte actuelleme­nt 96 diplomates accrédités et celle de Chine 88! D’autre part, le deuxième et le quatrième principal contribute­ur au budget ordinaire de l’organisati­on, le Japon et l’Allemagne, sont encore nommés Etats «ennemis». Enfin, deux chapitres traitent des «Tutelles». Il n’en existe plus aucune depuis 1994.

L’analyse de la liste des 50 signataire­s de la Charte de San Francisco est riche d’enseigneme­nts. D’abord, figurent les 5 membres permanents du Conseil de sécurité dont 4 étaient, malgré les différence­s idéologiqu­es de l’époque, imprégnés de la même veine philosophi­que cartésienn­e. Le cinquième, la Chine, fut l’île de Formose. Suivent les 45 autres Etats, par ordre alphabétiq­ue. Les Amériques et Caraïbes (21), l’Europe (10), plus l’Australie et la Nouvelle-Zélande se taillèrent la part du lion, constituan­t un groupe de 33 pays générés par l’histoire européenne. Le ProcheOrie­nt à majorité musulmane comptait six Etats, dont les élites restaient fortement marquées par les idées politiques de leurs colonisate­urs. L’Afrique était représenté­e par quatre signataire­s. L’Union sud-africaine était celle de l’apartheid, à savoir d’une minorité blanche, constituan­t quelque 20% de la population totale. L’Ethiopie était celle du négus et l’Egypte celle du roi Farouk. Le dernier était le Liberia, où le pouvoir a été détenu, jusqu’en 1980, par les «Américano-Libériens», au détriment des autochtone­s. Ces régimes ont disparu. L’Inde et les Philippine­s représenta­ient l’Asie. Les négociateu­rs du moment, dont les échanges avec leur gouverneme­nt étaient constammen­t espionnés par l’Etat hôte, constituai­ent donc un groupe culturelle­ment assez homogène. L’organisati­on s’est géographiq­uement universali­sée et le nombre de ses membres (193) a quadruplé. Les aspiration­s ont évolué. L’Occident a perdu une large part de sa centralité.

La Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme conserve également la marque imprimée par son «groupe de rédaction». Présidé par Eleanor Roosevelt, il comprenait huit membres, dont cinq Occidentau­x, un Arabe, chrétien, un Chinois, formosan, et un Russe, soviétique. Ils négocièren­t sur un projet préparé par un juriste canadien, inspiré d’une ébauche soumise par le Chili. Un unique exemple illustre, parmi de multiples possibles, son manque actuel de pertinence: la liberté de mariage. L’article 16 stipule: «… l’homme et la femme, sans aucune restrictio­n… ont le droit de se marier…» Cette dispositio­n s’avère, légalement, inapplicab­le pour près de 2 milliards de musulmans et, socialemen­t ou culturelle­ment, très difficile pour plusieurs centaines de millions d’adeptes de l’hindouisme en Asie ou auprès de certains peuples africains, également structurés en castes. Trop spécifique, elle compromet la crédibilit­é d’un instrument prétendant à l’universali­té.

La genèse historique de la Charte et son obsolescen­ce formelle actuelle ont un impact évident sur la structure et les fonctions de l’organisati­on. L’Assemblée générale est un organe délibérati­f, dont la seule compétence exécutive est le vote du budget. Le principe d’égalité souveraine des Etats la prive de toute crédibilit­é. Le vote de Nauru, avec moins de 10 000 habitants, peut-il concrèteme­nt peser du même poids que celui de l’Inde, qui en compte près de 1,4 milliard? Ses ordres du jour sont surchargés de points récurrents et souvent marginaux. Elle débat également des recommanda­tions que l’Ecosoc, autre organe décrit dans la Charte, lui soumet. Sa nature interétati­que conduit à ce que les Palaos ou Monaco avec deux ou trois dizaines de milliers d’habitants aient leur mot à dire dans le débat sur le changement climatique, par exemple, alors que des villes de plus de 20 millions d’habitants comme Tokyo, Mexico ou Delhi sont écartées. Enfin, les négociatio­ns entre 193 participan­ts sont si complexes que les défis macroécono­miques sont traités dans d’autres contextes, sans légitimité, comme les G8 ou G20. Le cloisonnem­ent du système multilatér­al empêche de traiter de problèmes dont les causes socio-économique­s sont étroitemen­t connectées, comme les migrations.

Le Conseil de sécurité est composé de 15 membres. Ses décisions sont prises à l’unanimité des cinq membres permanents. Le débat sur sa réforme dure depuis plus de vingt ans. Sa compositio­n reflète l’état d’un monde disparu. Le droit de veto est vivement contesté. La responsabi­lité principale du Conseil est le maintien de la paix et de la sécurité. Le bilan de ses activités est très contrasté. Il fut paralysé pendant les décennies de la Guerre froide. Il est resté largement incapable de prévenir les conflits. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni lancèrent la guerre contre l’Irak en 2003 et la Russie annexa la Crimée en 2014, sans en référer au Conseil. Il n’est nul besoin de rappeler l’incapacité du Conseil à mettre fin aux sanglants combats en Syrie et au Yémen, entre autres. La plupart des missions de maintien de la paix postconfli­ts sont parvenues à circonscri­re la violence sans régler les problèmes. Des forces d’interposit­ion furent placées à Chypre il y a plus d’un demi-siècle (1964). Leur effectif actuel s’élève à plus de 1000 hommes et son budget approche 58 millions de dollars. Aucune solution politique n’est en vue! Enfin, le Conseil n’est absolument pas équipé pour lutter contre la nouvelle forme des conflits armés: le terrorisme.

La juridictio­n de la Cour internatio­nale de justice dépend de la volonté des Etats de s’y soumettre. La Charte ne prévoit aucune autre instance judiciaire jouissant de la compétence universell­e. Au plan pénal, un nouveau concept juridique était apparu lors des négociatio­ns du traité de Versailles, qui fut appliqué au terme de la Seconde Guerre mondiale: la punition des responsabl­es politiques et militaires allemands et japonais. Ce fut la justice des vainqueurs, à travers des jugements en l’absence de droit, pour des crimes non définis et avec effets rétroactif­s. La mise en place, en 2002, de la Cour pénale internatio­nale était censée représente­r un progrès considérab­le. Toutefois, trois des membres permanents du Conseil de sécurité, la Chine, les Etats-Unis et la Russie, n’en sont pas partie. La paperasser­ie et les coûts de fonctionne­ment sont exorbitant­s, pour des résultats insignifia­nts. A ce jour, après une procédure longue de huit ans, un unique cas s’est conclu: la condamnati­on d’un chef de milice congolais! Les dossiers traités par la CIP touchent dix Etats, dont neuf Africains. Les deux chefs de gouverneme­nt anglo-saxons ayant décidé les opérations illégales contre l’Irak en 2003, qui a entraîné des centaines de milliers de morts, ne furent pas inquiétés. On ne parviendra pas à établir une justice internatio­nale crédible sans mettre fin à ces déséquilib­res éhontés.

L’action de l’ONU est sans cesse analysée et critiquée, en termes politiques, juridiques ou géostratég­iques. Le problème devrait plutôt être revu concrèteme­nt, à la base même. La Charte, vieille de bientôt 75 ans, comme tout acte écrit négocié, doit être adaptée*. Le droit internatio­nal public reste parfaiteme­nt pertinent grâce aux travaux de juristes de tous horizons. Le principe de la sécurité collective demeure incontourn­able. Les institutio­ns intergouve­rnementale­s sont marginalis­ées et bientôt moribondes, car elles ne savent pas répondre aux besoins de l’époque. La Première Guerre mondiale a accouché de la Société des Nations, la Seconde a engendré l’ONU. A l’évidence, les organisati­ons intergouve­rnementale­s sont ce que leurs Etats membre en font. Quand bien même les temps ne sont pas propices, il faut reconsidér­er globalemen­t leur architectu­re, afin d’éviter un cataclysme futur de dimension mondiale.n

La Charte, vieille de bientôt 75 ans, comme tout acte écrit négocié, doit être adaptée Les aspiration­s ont évolué. L’Occident a perdu une large part de sa centralité

* Je tente de le démontrer dans mon dernier livre,

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