Les acteurs des cryptomonnaies mis en garde
Analyse du guide pratique des ICO publié par l’Autorité de surveillance des marchés. Ce manuel définit des cases dans lesquelles ces populaires levées de fonds en monnaies numériques ou traditionnelles devront rentrer
La Finma s’intéresse aux cryptomonnaies et aux ICO, ces levées de fonds en monnaies numériques ou traditionnelles dont la Suisse est devenue l’un des centres mondiaux ces deux dernières années. Après une première communication le 29 septembre 2017, l’Autorité de surveillance des marchés a publié le 16 février un guide pratique des ICO, qu’elle est venue présenter plus en détail mercredi à Genève. Que contient ce guide? Quelles conséquences aura-t-il pour les initiateurs d’ICO et le marché suisse? Les explications de deux avocats genevois spécialisés, Olivier Depierre et Fedor Poskriakov.
A travers ce guide pratique, la Finma clarifie ses exigences concernant les dossiers d’ICO qui lui sont soumis et les réponses qu’elle fournit. «On a l’impression que la Finma a reçu beaucoup de dossiers plus ou moins aboutis, qui nécessitent un important travail de sa part, estime Olivier Depierre. L’Autorité de surveillance fait comprendre que son rôle n’est pas de conseiller le promoteur d’une ICO sur son modèle d’affaires. Ce dernier doit savoir que les jetons émis lors des ICO sont soumis à des lois existantes.»
Toujours une évaluation au cas par cas
Le guide ne contient aucune évaluation générale de la qualification d’une ICO ou des jetons numériques (également appelés tokens). «La Finma rappelle qu’elle doit se prononcer au cas par cas pour définir un jeton, parmi les trois grandes catégories qu’elle a définies, en se focalisant sur la substance, plus que sur la forme: jeton de paiement, jeton d’investissement et jeton d’utilité, enchaîne Fedor Poskriakov. Et elle n’exclut pas qu’un jeton combine des aspects appartenant à plusieurs de ces catégories. En pratique, la plupart des jetons seront hybrides».
Le jeton d’utilité, qui ne sert qu’à accéder à la plateforme qu’il a permis de financer, a été adopté par beaucoup d’acteurs sur la croyance qu’il n’est soumis à aucune réglementation financière – ce qui est techniquement possible.
Mais sur ce point, la Finma se base sur la fonction du jeton, analyse Fedor Poskriakov: «Peu importe comment un promoteur d’ICO appelle son jeton et l’habillage marketing de celui-ci, si le but de l’émission est de lever des capitaux pour financer une activité ou le développement de quelque chose, c’est un token d’investissement. Même si, une fois le développement abouti, ce jeton sera finalement un pur jeton d’utilité. Dans l’intervalle, c’est une activité de financement, donc les lois sur les marchés des capitaux peuvent trouver application». A noter aussi qu’un jeton d’investissement est assimilé à une valeur mobilière, et ainsi soumis aux lois existantes.
Lost in translation
Nos interlocuteurs relèvent par ailleurs une imprécision dans la traduction des différentes versions du guide pratique. En français, il est question de tokens d’investissement, la version allemande est identique. Mais en anglais, l’expression utilisée est «asset token»: on perd la nuance qu’il n’y a pas forcément un actif derrière, soulignent-ils.
L’émergence de jetons numériques peut donner lieu à une nouvelle forme de titrisation: des actions, sous la forme de jetons, qui seront distribuées au public. Or «cette «tokenisation» peut poser un problème dans une entreprise qui existe déjà. Les nouveaux jetons émis diluent la valeur des actions préexistantes. C’est un problème classique de droit des sociétés. Il faudra trouver un système pour protéger la valeur des actionnaires existants, pour éviter qu’ils ne soient dilués», reprend Olivier Depierre. Le problème ne se pose a priori pas dans le cas d’une nouvelle entreprise, qui déciderait que la titrisation de ses actifs serait directement numérisée, individualisée puis vendue.
Parmi les points non abordés dans ce guide pratique figure le traitement des dépositaires de jetons ou des intermédiaires qui les détiennent pour des tiers. Auront-ils besoin d’une autorisation? Les jetons seront-ils comptabilisés dans leur bilan ou hors bilan?
Fin des ICO poubelles
La Finma ne fournit pas non plus de précisions quant aux vérifications que doit opérer une banque sur l’origine des fonds d’un client qui affirmerait avoir constitué sa fortune en vendant des bitcoins, ou si une société qui a levé des fonds par le biais d’une ICO veut les convertir, ou encore si un intermédiaire reçoit en dépôt des tokens pour compte d’un client. Ce guide pratique n’est pas le lieu pour une telle analyse, précisent les deux avocats. Qui en profitent pour une clarification: contrairement à une croyance répandue, l’échange de cryptomonnaies en monnaie fiduciaire ou de crypto à crypto est soumis à la LBA (loi sur le blanchiment), pour autant que l’un des seuils prévus dans l’ordonnance d’application de la LBA s’agissant de l’activité à titre professionnel soit rempli.
Enfin, le guide ne tranche pas diverses questions ouvertes de droit civil (régime de propriété, création et cession de certains types de tokens, etc.) Là encore, ce n’est pas à la Finma de se prononcer de manière générale, estiment nos interlocuteurs. Dernier point, ce guide pratique ne mettra pas un frein aux futures ICO initiées en Suisse, sauf évidemment les ICO qui ne respecteraient pas le droit de la surveillance, concluent Olivier Depierre et Fedor Poskriakov.