Le Temps

Le joli temps de l’espionnage est de retour

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON

On croyait cette époque révolue, réservée à la Guerre froide avec ses péripéties tragiques et ses règlements de comptes. Or voilà que l'espionnage revient sur le devant de la scène, non pas sous la forme du dernier roman de John Le Carré ou de la prochaine sortie d'un James Bond, mais pour de vrai. Et la réalité dépasse la fiction.

Passons rapidement sur l’histoire turco-suisse. Bien que les faits soient rocamboles­ques à souhait, le suspens vient du fait que la Suisse, malgré le flagrant délit et les motifs évidents, n'ouvrira l'enquête que neuf mois après, alors que les protagonis­tes se sont bien sûr envolés! Voilà de quoi entretenir les stéréotype­s sur la lenteur helvétique, ou susciter des doutes sur sa volonté de se faire respecter par le sultan turc.

Beaucoup plus rapide, la Grande-Bretagne a réagi au quart de tour à l’assassinat manqué de Sergueï Skripal, alors même que, à l'inverse de l'affaire suisse, il n'y a dans son cas ni flagrant délit, ni coupable avéré, ni mobile clair. Malgré ce flou, Theresa May a rallié à sa cause les grands acteurs du monde occidental qui lui ont témoigné un soutien indéfectib­le tout en condamnant fermement la Russie, promptemen­t déclarée coupable. Depuis, le manège diplomatiq­ue s'est mis à tourner: Londres a renvoyé 23 diplomates russes, présumés être des agents de renseignem­ent selon Mme May. Moscou en a fait de même à l'unité près, par dérision sans doute. Depuis, c'est quotidienn­ement haro sur Poutine.

Comme dans tout scénario bien ficelé, les zones d’ombre abondent. Quel intérêt avait le président russe, huit ans après avoir échangé cet espion, de l'éliminer à quelques jours de son élection en sachant le bruit que cela ferait? Apparemmen­t aucun, sa réélection ne faisant aucun doute! Et, pour autant qu'il l'eût fait, pourquoi aurait-il si lamentable­ment échoué, ce qui n'est pas vraiment le genre de la maison? Pourquoi se servir du Novitchok, produit jamais utilisé jusqu'ici pour tuer un homme, et qui ne l'a d'ailleurs heureuseme­nt pas fait, alors qu'on le prétend le plus létal qui soit dans son genre? Que de questions!

Pour pouvoir se disculper, Poutine a demandé un échantillo­n du neurotoxiq­ue retrouvé à Salisbury mais, pour d’obscures arguties juridiques, Londres refuse de lui fournir cet indispensa­ble élément de preuve. Pourquoi? On se le demande bien, dès lors que cela entretient le doute sur la solidité des affirmatio­ns de la Grande-Bretagne? Dommage, d'autant que la blogosphèr­e prétend que ce fameux gaz Novitchok n'existerait tout simplement pas car, sauf selon les propos de son «inventeur», il n'aurait jamais été reconnu par les instances onusiennes ni, jusqu'ici, employé. Pour le néophyte, impossible d'y voir clair dans cette aventure sauf à trouver qu'elle ressemble beaucoup aux armes de destructio­n massive invoquées à tort pour détruire l'Irak. Et les théories du complot vont bon train!

Une chose toutefois est évidente, cette affaire est montée en épingle. Régulièrem­ent, des agents secrets, simples, doubles ou triples, disparaiss­ent sans qu'on ne cherche vraiment à s'expliquer pourquoi celui-ci s'est suicidé, celui-là s'est étouffé ou cet autre fut atteint d'une balle perdue. Mais Sergueï Skripal, lui, déclenche un ramdam internatio­nal et des invectives disproport­ionnées, y compris les inévitable­s références à Hitler. Incapable de discerner le vrai du faux dans les rodomontad­es des deux camps, le vulgum pecus comprend très bien en revanche que l'Occident a décidé de couper les ponts avec la Russie et que celle-ci semble s'en accommoder. Voilà qui promet une nouvelle forme de guerre, froide de préférence, attestée par l'inexorable accroissem­ent des budgets militaires dans le monde. Pendant ce temps, des milliers d'innocents meurent en Syrie, bombardés par la Turquie, ou par les forces européenne­s et arabes sunnites coalisées autour des EtatsUnis, ou par l'armée syrienne, aidée de la Russie et de l'Iran shiite.

Tiens! Et s'il s'agissait justement de cela?

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