Jacques Roman et le mythe originel du marquis de Sade
◗ J’avais quinze ans et des mains folles de curiosité. Il arrivait qu’en un bar des beaux quartiers, du côté de la Muette, une dame respectable m’invitât à sa table. Si je la croisais aujourd’hui, je la suivrais encore jusque chez elle et, encore, après lui avoir demandé où se tenait la bibliothèque, je m’y laisserais déshabiller, impatient d’en faire l’inventaire. J’avais quinze ans et une curieuse maladie que rien à ce jour n’a su guérir: tous mes sentiments me faisaient mal. Je ne sais où cela s’attrape et n’en puis accuser personne. On eût pu me prendre pour un voyou, une petite crapule, je n’étais qu’un orphelin. C’est une clé que nul ne peut vous dérober. Je n’entrais jamais par effraction dans la propriété, ni n’y logeais, jamais n’y dérobais quelque objet, fût-ce un livre.
J’avais quinze ans et pourquoi pas la chair et les livres, les livres et la chair. Les livres parlaient d’amour ou de raison, j’ignorais ces matières. Et de quoi donc parlait la chair? Les livres qui jusque-là m’avaient été tendus n’en touchaient mot. La mienne, de chair, si je n’avais été dressé à avaler ma langue, que m’aurait-elle raconté? Peut-être m’aurait-elle murmuré: Penses-tu que nous pourrions repartir de rien pour revenir à nu? J’avais quinze ans dans cette bibliothèque-là quand il m’arriva, tout nu, de saisir un volume des oeuvres de Donatien Alphonse François, marquis de Sade, et c’est sans doute grâce aux circonstances que la lecture m’en fut aussi enchanteresse que l’avait été celle des contes de Grimm, des contes d’Andersen, de la comtesse de Ségur… La propriétaire de la bibliothèque eût pu être l’une des narratrices des 120 Journées… Je ne me lassais pas des commentaires qu’elle croyait devoir apporter en maîtresse avertie penchée sur son élève. Leçons vivantes, leçons charmantes dont je soupçonne qu’elles firent d’un jeune homme du XXe siècle le double d’un jeune homme du XVIIIe siècle.
J’avais quinze ans, des yeux, des mains, des oreilles, fous, folles de curiosité, l’autre nom de la liberté. Ce n’était pas de sexualité que m’entretenait Sade, mais de littérature. Il m’apprenait à lire non des histoires mais l’Histoire, m’apprenait que l’humanité est une ligne d’horizon que parfois un brouillard mental vous retire, aussi cruel que l’absence d’amour, et qu’on ne saurait trop s’entretenir, converser, disputer sur la condition humaine. Il fut le premier philosophe à m’introduire aux questions de la pensée et du pouvoir, de la pensée et du politique. Plus tard, il y aurait Georges Bataille, Nietzsche, Foucault… moeurs et philosophie… Il ne manquera jamais de beaux esprits pour rabattre Sade à la perversité, à la débauche. Pour ma part je continue de croire qu’il eût été le plus expérimenté des législateurs en matière de morale et que sans doute on eût vu en chair et en os ses héroïnes mettre à bas le Château du Patriarcat, ses monstres, ses tourmenteurs.
Vous méprisez Sade? Encore un effort! De lecture! Pas un personnage en l’oeuvre de Sade qui ne se sache objet d’un livre, personnage de papier, de papiers compromettants pour la société. Au lecteur qui l’oublierait, et beaucoup l’oublient, les portes de la conscience restent fermées. Ne reste qu’une bonne ou mauvaise conscience, c’est-à-dire son absence. J’avais quinze ans, et connaissance et conscience m’apparaissaient à la lecture de Sade comme les alliages d’être et exister. Au centre de son oeuvre, une économie des passions dont à l’étudier on peut trouver bien des armes contre toute économie ignorante des corps! Certes au travers de la joie comme de l’effroi. S’il m’arrive encore de le relire, c’est afin de demander à la chair du livre de m’instruire sur la menace de la censure et plus encore sur celle de l’autocensure… Je puis encore écrire: j’avais soixantedix ans, des yeux, des mains, des oreilles, fous, folles de curiosité. ▅