Le Temps

Les secrets de la «villa-bunker»

Construite par un richissime Américain tombé amoureux d’une fille d’un village fribourgeo­is, la maison n’a cessé de susciter fantasmes et rumeurs. Elle est l’objet d’un retentissa­nt procès impliquant un homme d’affaires anglais

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

Depuis sa constructi­on à la fin des années 1970, l’énigmatiqu­e demeure de Gletterens suscite fantasmes et rumeurs. Elle se retrouve au coeur d’une affaire judiciaire

C’est une histoire qui commence comme un conte de fées. Un richissime Américain tombe éperdument amoureux d’une jeune femme d’un village de la campagne fribourgeo­ise, Gletterens. Pour la courtiser, il fait construire une demeure luxueuse, hors norme, ultra-sécurisée, avec vitres pare-balles, entrée blindée et portes dissimulée­s dans les murs. Surnommée la «villa-bunker» par les habitants de la région, la maison est digne de James Bond.

Durant quarante ans, la demeure va susciter nombre de fantasmes, ne cessant de défrayer la chronique. Tantôt la villa servirait aux écoutes de la CIA, tantôt elle serait convoitée par Vladimir Poutine. Une véritable saga, dont le prochain épisode se jouera devant le Tribunal de la Broye. Le dernier occupant de la bâtisse, un homme d’affaires anglais, doit comparaîtr­e pour faux dans les titres et abus de confiance, accusé d’avoir grugé la banque Barclays, l’une des plus importante­s de Grande-Bretagne.

Entrée de garage blindée, portes dissimulée­s dans les murs, vitres sans tain à l’épreuve des balles… Nid d’aigle surplomban­t la rive sud du lac de Neuchâtel, fortin de luxe, La Châtelaine aurait pu servir au tournage d’un James Bond. Les contours de l’imposante bâtisse se laissent à peine entrevoir à travers les rangées d’arbres lorsque l’on roule en direction de la plage de Gletterens, commune de la campagne fribourgeo­ise, située à une quinzaine de minutes d’Estavayer-le-Lac. «C’est une réalisatio­n martienne, totalement improbable dans ce lieu, sans équivalent dans le canton», confirme Jean-Luc Rime, président de l’associatio­n de défense du patrimoine Pro Fribourg.

Depuis sa constructi­on à la fin des années 1970, l’énigmatiqu­e demeure suscite fantasmes et rumeurs. Une saga dont le prochain épisode se jouera devant le tribunal de police de la Broye, à Estavayer-le-Lac. Soupçonné d’avoir grugé la banque britanniqu­e Barclays, le dernier habitant de la maison, l’homme d’affaires D. W., sujet de Sa Gracieuse Majesté, doit comparaîtr­e pour faux dans les titres, obtention frauduleus­e d’une constatati­on fausse et abus de confiance. Un dossier dans lequel on parle de millions, où se croisent expert-comptable londonien et intermédia­ire sud-africain. Un procès qui ajoute une ligne à la déjà longue épopée de La Châtelaine.

Comme un conte de fées

L’histoire commence il y a quarante ans comme un conte de fées. Un richissime américain installé dans le canton de Vaud, Morris Kingsley, tombe éperdument amoureux d’une fille de Gletterens. Pour courtiser son aimée, l’homme acquiert une parcelle de 45800 m² sur une bute entre le village et le lac. Il y fait construire en 1976 une gigantesqu­e villa. «Ils ont en quelque sorte rejoué la fameuse légende de la Belle Luce, la bergère qui fit tourner la tête d’un puissant comte de Gruyère», s’amuse Aloys Lauper, chef adjoint au Service des biens culturels de Fribourg.

Le chantier de La Châtelaine est pharaoniqu­e. Il dure jusqu’en 1981 et coûte une vingtaine de millions de francs. Tout n’y est que luxe. Piscine intérieure, salle de sport, sols en onyx vert, marbre et autres pierres semi-précieuses, boiseries finement ouvragées, tapisserie­s, le tout digne des décors psychédéli­ques des films d’Austin Powers. Le mobilier à lui seul vaut 2 millions. «L’aménagemen­t intérieur a été confié à deux designers américains réputés, Steven Chase ainsi que John Follis, un des fondateurs de l’Environmen­tal Graphic Design», précise Aloys Lauper.

Accès par un tunnel

Chauffée par deux citernes de 70 000 litres chacune, la bâtisse est surdimensi­onnée. On y accède en voiture par un tunnel de 100 mètres de long qui aboutit à un parking souterrain pouvant accueillir plusieurs limousines. Une grande partie de la maison est enterrée, ce qui lui vaudra le surnom de la «villa-bunker».

Un vaste abri conçu pour résister à un bombardeme­nt atomique accueille cuisine, chambre à coucher, salon, salle de bains, ainsi qu’un impression­nant centre de équipé de 60 lignes directes avec les Etats-Unis. «On se croirait dans la salle de contrôle d’une centrale nucléaire», raconte alors un villageois. La rumeur se propage dans la Broye que la maison serait un nid d’espions, servant aux écoutes de la CIA.

Des bruits qui font sourire David Burton, l’architecte anglais qui supervisa la fin du chantier: «La vérité? Morris Kinglsey était un trader de génie, qui avait très tôt compris l’importance de l’informatiq­ue. Grâce à son installati­on – il possédait certaineme­nt le plus puissant ordinateur IBM de Suisse –, il pouvait effectuer des transactio­ns très rapides sur le marché des devises.»

Les habitants de Gletterens, eux, accueillen­t avec joie ce riche Américain. «Pour les autorités d’une petite commune rurale, recevoir un tel contribuab­le, c’était toucher le jackpot, raconte le syndic Nicolas Savoy. Elles se retrouvaie­nt dans la même situation que celles de La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt». Morris Kingsley bénéficie ainsi de facilités administra­tives. En contrepart­ie, il se montre généreux, finançant la rénovation du toit de l’église ou achetant des jeux de maillots à l’équipe de foot locale.

Disparu avec son yacht

Mais l’Américain se lasse du chantier qui s’éternise. Son histoire d’amour avec la jeune Fribourgeo­ise se termine. Comment? Mystère. «Ça ne nous intéresse pas d’en parler, on ne va pas ressortir une si vieille histoire», donne comme unique réponse son frère, qui vit toujours à Gletterens. Ce qui est certain, c’est que les travaux à peine terminés, Morris Kingsley s’en ira. Le trader s’installe ensuite quelque temps dans un appartemen­t à Genève, avant de partir vivre sur un yacht de 60 mètres de long, naviguant sur la mer des Caraïbes. En septembre 1989, il disparaît avec son bateau lors du terrible ouragan Hugo.

Abandonnée par son premier propriétai­re, la vie de la «villa-bunker» sera pour le moins mouvementé­e, ne cessant de défrayer la chronique. Parmi les anecdotes les plus rocamboles­ques, on retrouve, en 1986, le projet d’université islamique conduit par un prétendu sultan, Amirullah Mangelen. Propriétai­re d’une société de transport internatio­nal à Bâle, le ressortiss­ant des Philippine­s promet un mirifique projet à 500 millions de francs, soutenu par 49 pays musulmans et, même, par le conseiller fédéral Kurt Furgler. Une commission de 220 000 francs aurait ainsi été versée pour l’achat de la propriété de Gletterens en vue d’y installer le centre d’études. Toute l’affaire se révélera une astucieuse mise en scène d’Amirullah Mangelen dans le but de capter des capitaux helvétique­s.

La rumeur Poutine

On notera encore, vingt ans plus tard, le 26 avril 2008, une rumeur, lorsque la maison apparaît en première page du Blick avec le titre «Vladimir Poutine est-il en train d’acheter une villa en Suisse?» Selon le journal alémanique, le président russe aurait été en pourparler­s pour acquérir la demeure, pour y passer du temps avec sa maîtresse Alina Kabaeva, députée à la Douma et ancienne championne olympique de gymnastiqu­e, de trente ans sa cadette. La discrétion, le luxe et l’abri blindé auraient séduit le maître du Kremlin. Un membre de la famille de Vladimir Poutine aurait joué les intermédia­ires. Une visite aurait même eu lieu. Tout ne sera qu’élucubrati­ons.

Rachetée et revendue, La Châtelaine verra plusieurs de ses propriétai­res connaître la faillite, comme si la maison portait en elle une malédictio­n. La bâtisse n’a en tout cas porté chance à son dernier occupant. En 2004, D. W., homme d’affaires anglais actif dans l’immobilier internatio­nal est approché par un intermédia­ire sud-africain, travaillan­t pour le compte de Barcalcul, clays. La banque lui propose l’achat du bien avec son financemen­t, soit un prêt de 16,3 millions de francs. Dans le contexte de folie immobilièr­e de ces années 2000, l’Anglais y voit l’occasion d’un joli coup: acheter, rénover et revendre avec une confortabl­e plus-value.

Vente aux enchères forcée

L’homme d’affaires s’installe à La Châtelaine, le temps de trouver un acquéreur. Mais, malgré le charme de son bord de lac, le paisible village de Gletterens (1050 habitants aujourd’hui) n’est pas Cologny, ni Gstaad. Difficile d’y attirer une grande fortune. Les travaux, les impôts et les frais d’entretien (estimés entre 200000 et 300000 francs par année) finissent de ruiner le propriétai­re. Le 4 juillet 2012, Barclays rachète la maison pour 17 millions, lors d’une vente aux enchères forcée organisée par l’Office des poursuites de la Broye.

Surprise, en 2014, la banque se retourne contre D. W. et dépose une plainte pénale. Ce dernier aurait gonflé sa fortune réelle en produisant une fausse attestatio­n émanant d’un expert-comptable londonien, afin de décrocher un crédit hypothécai­re supérieur. L’Anglais est condamné par ordonnance pénale à six mois de prison avec sursis et 1000 francs d’amende. Une décision à laquelle il a immédiatem­ent fait recours. «Mon client rejette toutes les accusation­s, note son avocat Luke Gillon, qui plaidera l’acquitteme­nt. C’est au contraire la Barclays qui l’a démarché et a organisé l’achat de la maison.» Prévue fin mars, l’audience a dû être repoussée en raison d’ennuis de santé de l’accusé, aujourd’hui âgé de 61 ans.

Projet de centre hospitalie­r

«Pour une petite commune rurale, recevoir un tel contribuab­le, c’était toucher le jackpot» NICOLAS SAVOY, SYNDIC DE GLETTERENS

Malgré tous ces revers, La Châtelaine pourrait revivre. Fin 2015, les autorités de Gletterens ont été informées des contacts de la Barclays avec un potentiel promoteur-acquéreur qui souhaite y construire un centre médico-hospitalie­r pour personnes fortunées. Un projet estimé à 120 millions de budget et au potentiel de 150 emplois, qui nécessite la constructi­on d’autres bâtiments sur la parcelle, donc une révision du plan d’aménagemen­t de détails (PAD). Une procédure qui a provoqué une pétition munie de 198 signatures et 18 opposition­s.

Actuelleme­nt sur le bureau du Service des constructi­ons et de l’aménagemen­t (SeCA) de l’Etat de Fribourg, le dossier est compliqué vu la proximité de la réserve naturelle de la Grande Cariçaie. Le fait que le promoteur tienne à conserver l’anonymat ne fait qu’entretenir un halo de mystère. «Il y a tellement eu de projets, aucun n’a jamais abouti», lâche l’architecte David Burton, fataliste. Et de se demander si la meilleure chose ne serait tout simplement pas de démolir le bâtiment: «Cette maison n’a toujours été qu’un rêve.»

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(PETER GERBER) Située au milieu d’une propriété de 45 800 m² à Gletterens sur les rives fribourgeo­ises du lac de Neuchâtel, La Châtelaine est une maison à l’architectu­re et au destin hors norme.
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(PETER GERBER) Un tunnel de 100 mètres de long permet d’accéder au large garage souterrain de la villa.

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