Le Temps

Rendre les armes

En 1997, Joel Myrick avait neutralisé avec son Colt un tueur qui sévissait dans une école. Cet enseignant refuse toutefois que ses collègues soient armés. Rencontre.

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

A la première détonation, il avait compris. «Je suis un habitué des armes, j’ai tout de suite su que quelqu’un avait un fusil de chasse et que quelque chose d’horrible était en train de se passer», raconte Joel Myrick. Ce jour-là, le 1er octobre 1997, à 8h06, il était dans la vaste cour d’école de la Pearl High School de Jackson, dans le Mississipp­i, où il officiait comme vice-directeur. «Quelques secondes après le premier coup de feu, il y en a eu un deuxième. Puis j’ai vu un type vêtu d’un long manteau tirer sur un gosse devant mes yeux. Dans le ventre. Il a ensuite rechargé son fusil. J’ai couru vers ma camionnett­e pour chercher mon pistolet.» Joel Myrick est parvenu à neutralise­r le tueur. Désormais, à chaque fusillade qui endeuille les Etats-Unis, ces scènes lui reviennent en mémoire. Depuis la tuerie de Parkland en Floride – dixsept morts le 14 février dernier –, l’enseignant a décidé d’intervenir dans le débat public. Pour dire qu’armer les professeur­s est une aberration.

Son Colt 45 pointé sur le tueur

Joel Myrick est un solide gaillard de 56 ans déjà deux fois grand-père. Il nous raconte patiemment son histoire, avec son accent chantant du Mississipp­i. «Je n’ai jamais vraiment retrouvé le sommeil depuis ce drame», confie-t-il. Ce jour-là, tout commence par une sordide scène dans la maison de Luke Woodham, 16 ans, un adolescent tourmenté de Pearl. Le jeune homme se lève vers 5 heures du matin, prend un oreiller, puis un couteau de boucher dans la cuisine, et se rend dans la chambre de sa mère, encore endormie. Il la poignarde, puis la frappe avec une batte de baseball. Elle mettra vingt minutes à se vider de son sang. Luke Woodham se rend ensuite à la Pearl High School, abat son ex et une amie, et blesse sept autres élèves.

«Nous étions dans une «gun free zone», raconte Joel Myrick. Je suis allé chercher mon arme, dans mon véhicule, un peu plus loin. J’ai enlevé le cran de sécurité, l’ai chargée. Quand je suis revenu, je n’ai pas tiré pour ne pas risquer de blesser quelqu’un. Le meurtrier m’a vu, il a essayé de s’échapper en voiture. Un élève l’a bloqué avec la sienne. Je me suis approché, j’ai pointé mon pistolet automatiqu­e, un Colt 45, sur lui et l’ai fait sortir de la voiture. Son fusil était sur le siège du passager, le canon vers le bas.» Les policiers sont arrivés rapidement. Le meurtrier a regardé Joel Myrick et lui a dit: «Vous me connaissez, c’est moi qui vous ai fait un rabais sur votre pizza hier soir.» Une fois la situation maîtrisée, Joel Myrick, qui enseigne aujourd’hui la physique dans un autre établissem­ent, s’est précipité vers la cour d’école. Il a vu les corps des deux adolescent­es abattues et a récité des prières.

«Une arme est l’extension de ton corps»

Encore marqué par le drame, Joel Myrick ne se vante pas de son acte héroïque. Il parle de manière posée, réfléchie. «Je suis juste un rescapé, un survivant. Dans ces moments-là, on ne réfléchit pas, on agit.» Serait-il allé jusqu’à tirer quand il pointait son pistolet vers l’auteur de la tuerie? Silence. Puis: «Je préfère ne pas y penser. J’avais mon doigt sur la gâchette. Je l’aurais peut-être fait si j’avais dû. Mais je suis soulagé de ne pas avoir dû tirer et voir sa tête exploser.» Selon l’enquête de police, le tueur s’apprêtait à se diriger vers une autre école. Condamné à la prison à vie, Luke Woodham a déclaré lors de son procès que sa folie meurtrière avait été nourrie par des cultes satanistes et qu’il ne se souvenait pas d’avoir tué sa mère.

L’interventi­on de Joel Myrick a très probableme­nt permis d’éviter d’autres morts. Mais il ne veut pas se lancer dans des scénarios du type «Que se serait-il passé si…?». «Tout ce que je peux dire, c’est que je suis très à l’aise avec les armes; j’ai eu un bon entraîneme­nt militaire. Sans pistolet, j’aurais probableme­nt tenté de prendre quelque chose comme bouclier. Mais ça aurait été moins dissuasif.» Bien que choqué, il a repris son poste de vice-directeur. «Je suis revenu tous les jours, dès le lendemain du drame.» Malgré les syndromes de stress post-traumatiqu­e, malgré les cauchemars. Joel Myrick n’avait jamais vu autant de sang. Il n’avait jamais vu des adolescent­s morts.

Le drame de la Pearl High School est l’une des premières fusillades dans un établissem­ent scolaire à avoir fait les grands titres aux Etats-Unis. Le début d’une série noire. Selon l’ONG Gun Violence Archive, 239 fusillades ont eu lieu dans des écoles depuis celle de Sandy Hook (20 enfants et 7 adultes tués en décembre 2012), dont 19 rien qu’en 2018.

Aujourd’hui, malgré son expérience, Joel Myrick s’érige contre la volonté d’armer les professeur­s, dans cette Amérique où le droit de posséder une arme est sacro-saint, garanti par le deuxième amendement de la Constituti­on. «Bien manier une arme ne s’apprend qu’à travers un entraîneme­nt très poussé et régulier. Pas juste en 24 heures. Ce n’est pas anodin: l’arme devient une extension de ton corps. Mais surtout, les professeur­s n’ont clairement pas pour mission de recourir à des armes; ils sont là pour enseigner.» Une simple question de bon sens, dit-il. Joel Myrick juge par contre que des gardes armés ou des policiers devraient protéger les écoles. «On protège bien nos banques, nos libertés, avec des agents armés. Pourquoi pas nos enfants?» A Parkland, il y en avait bien un. Il s’est montré particuliè­rement passif: Donald Trump n’a pas hésité à le qualifier publiqueme­nt de lâche.

La NRA? Beaucoup trop extrémiste

Joel Myrick est pourtant un passionné d’armes. Depuis ses 20 ans, il en a toujours une dans son véhicule, «au cas où». Il en a aussi plusieurs à la maison. Sans s’offusquer de nos questions, il commence à nous les énumérer. Il se dit républicai­n, mais n’est pas membre de la puissante National Rifle Associatio­n (NRA), le lobby pro-armes, «beaucoup trop extrémiste pour moi». Chasseur, Joel Myrick est depuis vingt ans membre de la Garde nationale. Les armes, il sait les manier à la perfection. C’est d’ailleurs une histoire de famille. Son père était militaire. «Et mon fils fait partie du Special Weapons and Tactics (SWAT) Team, un groupe d’élite au sein de la police. Il s’entraîne depuis des années. Ce sont des gens qualifiés comme lui qu’il faut pour protéger les écoles.»

A chaque fusillade en milieu scolaire, il était sollicité par les médias américains. Mais, plutôt réservé, il préférait rester discret, à l’écart. «Caché», dit-il. La fusillade de Parkland a changé la donne. La forte mobilisati­on des jeunes, à l’origine de la grande marche qui se tient ce 24 mars à Washington avec leur mouvement #NeverAgain, l’a poussé à sortir du bois. Dans une certaine cacophonie, Donald Trump a d’abord laissé entendre qu’il pourrait rendre l’accès à certaines armes plus difficile et s’est dit prêt à interdire les bump stocks, ces crosses amovibles qui permettent de transforme­r des armes acquises légalement en fusils automatiqu­es. Avant de se ranger du côté de la NRA, qui soutient de nombreux élus du Congrès à coups de millions de dollars, et de défendre le besoin d’armer les professeur­s. La NRA suggère depuis 2013 déjà d’entraîner les maîtres d’école à l’utilisatio­n d’armes à feu. Elle l’a revendiqué peu après le drame de Sandy Hook.

Dix-sept minutes de silence

Joel Myrick est un cas un peu à part dans cette Amérique surarmée. Il aime les armes, il les choie, son pistolet lui a permis de sauver des vies, mais il estime que seuls des profession­nels doivent pouvoir en faire usage. Il n’échappe d’ailleurs pas aux instrument­alisations. Asa Hutchinson, aujourd’hui gouverneur de l’Arkansas, l’a en quelque sorte «pris en otage» dans le cadre d’un exposé pro-NRA, en le citant comme exemple pour… justifier la nécessité d’armer les professeur­s.

Joel Myrick a de la sympathie pour les élèves de Parkland, mais il ne manifester­a pas ce samedi. Ce n’est pas son truc. «Oh, je suis bien sûr là pour ceux qui ont besoin de moi», assure-t-il, en rappelant qu’un mois après la fusillade, ses élèves ont respecté 17 minutes de silence, une pour chaque victime. «Mais j’enseigne, j’ai une famille et aussi des terres dont je dois m’occuper.»

Avant le drame de la Pearl High School, personne ou presque ne pensait aux fusillades dans les écoles. Aujourd’hui, ce risque est devenu omniprésen­t. L’intérêt médiatique autour de la Pearl High School a peut-être même suscité des vocations auprès de déséquilib­rés, ravis de pouvoir faire la une des journaux, glisse Joel Myrick. Alors que le débat autour du meilleur moyen d’assurer la sécurité des écoliers fait rage, un professeur de Californie a fait parler de lui le 13 mars. Comme Joel Myrick, il avait une arme. Mais lui n’a pas neutralisé de tueur: il a au contraire accidentel­lement blessé trois élèves, à cause d’une mauvaise manipulati­on. Il voulait simplement montrer comment désarmer quelqu’un.

«Les professeur­s n’ont clairement pas pour mission de recourir à des armes; ils sont là pour enseigner» JOEL MYRICK

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(EMILY KASK) Joel Myrick devant chez lui, en février dernier.

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