Le Temps

En Suisse, des vins naturels de moins en moins confidenti­els

- PAR VÉRONIQUE ZBINDEN

Longtemps réfractair­e aux breuvages dits naturels, notre pays y vient gentiment. Entre amateurs éperdus et féroces détracteur­s, petit repérage entre Lausanne et Fribourg au premier Salon suisse des vins vivants

Ils disent passion, vibrations, terroir, pureté, émotion, mais aussi santé et environnem­ent. Ils racontent la difficulté à travailler la vigne sans aucun intrant ni apport technologi­que, quels que soient les caprices de la météo. A vinifier sans ajout de sulfites ni de levures, sans filtration ni collage… Ils racontent volontiers leurs coups de coeur, leur conversion radicale, devenus désormais les puristes de la vigne et de son alchimie, plus jusqu’au-boutistes que les tenants du bio ou de la biodynamie.

Ils étaient plusieurs centaines à parcourir les allées de Fri-Son à Fribourg et de l’Arsenic à Lausanne, à l’occasion du premier Salon des vins vivants. Vignerons et sommeliers, négociants, importateu­rs, amateurs et curieux venus à la rencontre de la quinzaine de producteur­s suisses, français, italiens, venus d’Auvergne ou de Champagne, de Sicile et du Latium, de Bourgogne et du Bordelais, du Valais et du canton de Vaud.

LENTE CONVERSION

C’est que le vin vivant – en l’absence de toute définition légale ou cahier des charges, qu’on le nomme nature, naturel, vivant ou sain, voire «raw» à l’anglo-saxonne – continue de diviser. D’une part les amoureux éperdus, les zélateurs de ces divins breuvages qui vous épargnent la migraine et vous laissent indemnes de tout problème digestif. De l’autre, leurs détracteur­s, ricanant volontiers à l’aspect parfois trouble de ces vins non filtrés, leur tendance à l’oxydation, leur nature aussi volatile qu’effervesce­nte… Parmi ces derniers, logiquemen­t plus rares ici, le journalist­e spécialisé Pierre Thomas pour qui «on aurait aussi bien pu se trouver au salon du cidre, face à des crus affligés de tant de défauts rédhibitoi­res…»

A l’opposé, on part du principe «qu’un produit vivant évolue et qu’on accepte les éventuels défauts liés à sa vie même…», réplique le chef franco-suisse Pierre Jancou, fervent défenseur des vins vivants dès l’émergence du phénomène.

Pour Jean-Marc Dedeyne, créateur de ce premier Salon des vins vivants de Suisse, toute l’aventure a commencé «par une émotion», précisémen­t. Une émotion inouïe en goûtant un muscat d’Alexandrie (ou zibbibo) signé Gabrio Bini, du Domaine Serraghia à Pantelleri­a. Une fraîcheur, une pureté, un vrai voyage. De là, le déclic, la vraie passion du Belgo-Suisse issu de la restaurati­on pour les vins nature. Alors directeur de l’Hôtel Cailler, à Charmey, Jean-Marc Dedeyne se reconverti­t progressiv­ement pour se consacrer aux vins qu’il aime, importés et distribués à l’enseigne de «More than Wine».

Les producteur­s suisses sont moins de 1% à s’être convertis au vin vivant, estime Jean-Marc Dedeyne. Outre les pionniers de Mythopia, à Arbaz, on citera Marc Balzan, au Domaine de Chérouche, et Julien Guillon en Valais. Plusieurs domaines convention­nels, bio ou biodynamiq­ues, et non des moindres, réalisent aussi une ou deux cuvées par-ci par-là. C’est notamment le cas de la Vaudoise Catherine Cruchon qui vinifie en principe deux cuvées nature – altesse, en blanc, assemblage pinot noir-gamay-gamaret en rouge, mais explore les potentiali­tés d’autres cépages – sur le domaine familial. Au Domaine de la Ville de Morges, Corentin Houillon produit également quelques cuvées confidenti­elles, tout comme le Domaine de la Ville de Lausanne, qui s’est lancé récemment…

NOUVEAU PUBLIC

Le marché suisse du vin vivant représente tout au plus un modeste 3% selon Jean-Marc Dedeyne, qui observe néanmoins un réel frémisseme­nt depuis deux-trois ans. Quelques pionniers tel Emmanuel Heydens, créateur du Passeur de Vins, effectuent un travail de défricheur­s depuis une bonne dizaine d’années, mais la plupart des restaurate­urs hésitent encore à franchir le pas, préférant panacher leur carte de vins naturels et de domaines convention­nels.

«Les Scandinave­s n’importent pratiqueme­nt plus que ces vins-là et les Japonais en sont fous; l’Espagne et l’Australie connaissen­t une envolée spectacula­ire, l’Italie et la France s’y lancent à fond, même si le phénomène reste essentiell­ement urbain», note Jean-Marc Dedeyne. Jusqu’à la très conservatr­ice Revue des Vins de France, qui a admis que les crus naturels font désormais pleinement partie du paysage…

Les jeunes consommate­urs semblent les plus nombreux à y venir, souvent dépourvus de la culture vineuse de leurs aînés comme de leurs a priori: «Ils ont une approche moins intellectu­elle et plus immédiate, ils apprécient ou pas, même si cela implique parfois des explicatio­ns.»

Voici venir quoi qu’il en soit un public plus libre, dépourvu de préjugés, peut-être moins snob, mais assurément plus rock’n’roll, comme en témoigne le choix des lieux pour tenir un tel salon (théâtre, salle de concert), voire le décloisonn­ement et le mélange des genres (bière ou cidre voisinant avec un univers vineux perçu jusqu’ici comme plus prestigieu­x). Alessandra Roversi, consultant­e et spécialist­e de l’alimentati­on, y voir pour sa part «des vins désinhibés qui quittent les lieux réservés, les codes et un certain langage pour initiés»…

«Le marché suisse du vin vivant représente encore un modeste 3%»

LA MUSIQUE DE LA VIGNE

Quant aux producteur­s présents, ils ont tous des histoires singulière­s, affichant souvent la liberté folle des autodidact­es. Beaucoup ne sont pas issus de familles vigneronne­s, créant un vignoble à partir de friches, louant ou travaillan­t la terre des autres…

Marc Balzan, sommelier dans des établissem­ents étoilés, a quitté la gastronomi­e pour acheter avec sa compagne un domaine valaisan grand comme un mouchoir de poche. Ce puriste a notamment choisi de sortir de l’AOC et refuse tous les labels, perçus comme «des lobbies»…

Venu du monde agricole et baptisant ses cuvées de citations latines, voire de slogans poétiques, l’Auvergnat Pierre Beauger est allé jusqu’à réintrodui­re le boeuf pour travailler la vigne. Et s’autorise notamment à vendanger en novembre pour produire des crus inouïs tel son «Champignon magique» jouant de l’effet du botrytis, à partir de chardonnay.

Autre parcours pour le moins atypique, celui de Gabrio Bini. Architecte milanais tombé en amour des terroirs volcanique­s de l’île sicilienne de Pantelleri­a, ce toucheà-tout curieux, volubile et moustachu est de toutes les expériment­ations. Vieilles vignes, qu’il travaille en biodynamie et microparce­llaire, mais aussi macération pelliculai­re en amphores de terre cuite. Parmi les quelques pures merveilles proposées à la dégustatio­n, son Héritage 2016, muscat d’Alexandrie sec, est d’une puissance aromatique bouleversa­nte.

Fils de musicien, Pierre Jancou ose un parallèle avec la musique: «Il est nécessaire d’apprendre les bases, d’avoir une éducation classique, de connaître les origines et les terroirs, mais ensuite il y a la même liberté qu’en musique. Apprends et ensuite tu feras ce que tu veux, disait mon père, classique, jazz ou rock…»

JEAN-MARC DEDEYNE, IMPORTATEU­R

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(JEAN-MARC DEDEYNE) Les crus naturels font désormais pleinement partie du paysage viticole.

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