Le Temps

La France au miroir du génocide rwandais

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

«Faire la clarté sur le rôle de la France au Rwanda». C’était le titre d’un éditorial de nos confrères du Monde il y a quelques jours à propos du dernier génocide du XXe siècle, le massacre de 800000 personnes, en majorité de l’ethnie tutsie, par le pouvoir rwandais. Vingt-quatre ans après le déclenchem­ent de cette folie meurtrière, en avril 1994, il reste bien des zones d’ombre. Mais il apparaît de plus en plus évident que l’opération «Turquoise» de l’armée française, toujours qualifiée d’humanitair­e, a masqué la poursuite de la collaborat­ion de Paris avec les génocidair­es, cela en parfaite connaissan­ce des tueries en cours.

«Dès le départ, «Turquoise» est une opération schizophré­nique: stopper les massacres d’un côté et, dans le même temps, aider le régime des bourreaux, écrit Le Monde dans une enquête fouillée qui apporte de nouveaux éléments concernant les prises de décision politiques d’alors. Les soldats «réguliers» protégeron­t les civils menacés, tandis que les forces spéciales, «irrégulièr­es», feront le sale travail, c’est-à-dire l’aide au gouverneme­nt contre les rebelles.» Un partage des tâches qui s’avère forcément impossible et qui amènera la France à se rendre complice, du moins par son silence et son inaction, des exactions qui se déroulent sous ses yeux.

On dira que la France ne fut pas la seule à échouer: l’immobilism­e de l’ONU, des Etats-Unis, des autres Etats européens ou africains est tout aussi coupable. A la

Pour les «faucons» parisiens, il s’agit d’abord d’aider un pion de la France contre Washington

différence près que Paris a armé et conseillé le pouvoir rwandais avant et pendant le génocide, y compris, par des voies détournées, après l’embargo sur les ventes d’armes décrété par l’ONU en juin 1994. En 2010, Nicolas Sarkozy a reconnu «des erreurs d’appréciati­on, des erreurs politiques» qui «ont eu des conséquenc­es absolument dramatique­s». La France n’en reste pas moins muette sur son rôle précis, qui, comme l’écrit Le Monde, «est loin d’avoir été clair».

Pour comprendre les décisions du pouvoir français d’alors, Le Monde détaille le déroulemen­t d’une réunion de crise le mercredi 15 juin 1994 au palais de l’Elysée, tel que rapporté dans un compte rendu estampillé «confidenti­el défense» déclassifi­é par Nicolas Sarkozy en 2008. On y voit s’affronter des ministres de droite – nous sommes en pleine cohabitati­on – plutôt favorables à une interventi­on pour des impératifs humanitair­es et moraux afin de stopper les massacres (Alain Juppé en tête), et François Mitterrand et son cercle de conseiller­s, parmi lesquels Hubert Védrine. Ces derniers veulent poursuivre un effort de guerre en soutien aux Forces armés rwandaises (FAR) du pouvoir hutu, allié de longue date. Pourquoi? «Ces hommes de l’entourage présidenti­el, écrit Le Monde, sont alors persuadés de lutter contre l’extension du «tutsiland» (la zone de domination de cette ethnie), perçue comme un complot anglosaxon contre le pré carré de la France dans la région. Paul Kagame, l’homme fort du FPR (la rébellion), n’a-t-il pas été formé aux Etats-Unis?»

Pour les «faucons» parisiens, massacre ou pas (on évoquera plus tard le chiffre de neuf Tutsis sur dix éliminés au Rwanda), il s’agit d’abord d’aider un pion de la France contre Washington. «Le but, au fond, poursuit Le Monde, n’est pas de stopper le génocide: Paris sait que l’essentiel des massacres a déjà été commis dans la capitale et qu’il n’y a presque plus de Tutsis à sauver. L’important semble plutôt être la sauvegarde du pouvoir «ami». Le grand quotidien évoque l’exigence morale et historique d’ouvrir les archives politiques, à commencer par celles de Mitterrand. Cela risque de faire mal.

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