Internet censuré
Pour Nicolas Bouvier, c’était l’argent qui rendait son retour de Kaboul si difficile au milieu des années 50. «Dans les salles de billard, dans les autobus, j’entendais souvent cette phrase qui me paraissait si stupéfiante: «Moi, je n’ai besoin de personne.» La communauté n’existait plus – communauté: le sentiment profond que le sort de n’importe lequel de vos semblables vous concerne et vous affecte de quelque façon, la conscience d’une interdépendance…»*
Un demi-siècle après L’Usage du monde, la «pulsion irraisonnée» qui avait saisi l’écrivain-voyageur aurait une autre cause que l’argent: l’addiction numérique. Sur les traces des penseurs de la Silicon Valley, pour qui «la société ne saurait être conçue pour résister aux progrès de la technologie», un nouveau courant politique a fait son apparition: les cyber-libertariens. Un mouvement ultra-individualiste pour lequel Internet est le moyen de se passer de l’Etat. Ils rêvent d’une société où les rapports entre les individus ne seraient plus gérés en commun, mais découleraient de contrats entre eux. Un courant certes marginal, mais dont les effets se font ressentir jusque dans la Suisse la plus conservatrice.
Les libertariens sont apparus sur le devant de la scène avec l’initiative «No Billag». Le visage le plus connu en Suisse alémanique en était le jeune UDC Olivier Kessler, vice-directeur de l’Institut libéral. Mais en réalité ces idées sont largement répandues à droite dans les partis et sections de jeunes: Jeunes libéraux-radicaux, Jeunes UDC ou Jeunes vert’libéraux. Ces formations, dont certaines s’étaient alliées derrière l’initiative «No Billag», se retrouvent aujourd’hui dans le comité référendaire contre la loi sur les jeux d’argent. A côté du Parti pirate, du Chaos Computer Club Suisse ou de l’Internet Society Suisse. Avec le soutien financier de sociétés actives dans les casinos en ligne depuis l’étranger. Ce qui les unit tous? La dénonciation de la possibilité donnée à la loi d’interdire l’accès depuis la Suisse aux sites de jeux d’argent installés à l’étranger. Ils y voient une censure de l’Internet, à leurs yeux dernier domaine de liberté. Plus fondamentalement, ils rejoignent le slogan très californien selon lequel «le numérique est la mère de toutes les solutions». Dans le fond, c’était une idée de gauche que de croire que les nouvelles technologies changeraient la société avec plus de collaboration horizontale, moins de hiérarchie, plus de partage et moins de centralisation. La réalité, celle du renard Facebook libre dans un poulailler d’amis qui se croient libres, est moins enthousiasmante.
Mais comment les jeunes pousses des partis de droite, jeunes libéraux ou jeunes UDC, vont-elles conjuguer leur vision techno-libertarienne avec l’héritage historique du PLR, fondateur de l’Etat régulateur, ou le conservatisme agrarien et nationaliste de l’UDC? S’en remettre aux solutions technologiques pour résoudre des problèmes sociaux ou économiques est difficilement compatible avec les valeurs et des pratiques que l’on croyait identitaires: la recherche du bien commun par la démocratie directe et le consensus. Le choix de l’individualisme numérique, ce n’est pas celui du plus ou moins d’Etat, du plus ou moins de marché, mais le choix entre la politique et l’effacement de la politique, cet espace de transaction de la société.