Le Temps

«Ne pas être contraint de se déplacer sans cesse devient un luxe»

VINCENT KAUFMANN Il dirige le Laboratoir­e de sociologie urbaine de l’EPFL. Et collabore avec les grands constructe­urs automobile­s et opérateurs de mobilité. Pour lui, les véhicules autonomes peuvent nous apporter le pire comme le meilleur

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN JEANNET @alainjeann­et

Il est passionné par les transports depuis son enfance. L’effervesce­nce autour des taxis robots et autres développem­ents futuristes le met en joie. Sociologue dans un monde d’ingénieurs, Vincent Kaufmann a contribué au développem­ent d’une discipline qui, jusqu’à récemment, n’existait pas comme domaine de recherche constitué. Il est l’auteur d’un livre marquant réédité l’an passé, Les paradoxes de la mobilité (Ed. PPUR). A l’EPFL, il dirige le Laboratoir­e de sociologie urbaine désormais reconnu à l’échelle mondiale. Avec son équipe, il collabore notamment avec les grands groupes comme Toyota et Renault. Ou avec la SNCF. Sous l’égide de la Fondation Jean Monnet, il cosigne cette semaine un appel pour une mobilité durable adressé aux décideurs, et sera l’un des orateurs du Forum des 100.

La voiture autonome monopolise les conversati­ons. Est-ce vraiment l’avenir de la mobilité? C’est en tout cas un bon point d’accroche pour en débattre. La possibilit­é de véhicules sans conducteur est très évocatrice. Elle suscite des angoisses et des espoirs. Elle permet de développer des visions de la société du futur.

C’est-à-dire? Les constructe­urs annoncent la voiture autonome pour demain déjà. Supposons! Encore faut-il se poser la question: à quoi nous sert-elle? J’ai tendance à prendre cet enthousias­me technologi­que avec un poil de distance. Ce n’est pas parce qu’on dispose de certaines capacités techniques qu’il faut forcément les utiliser. J’aime bien le parallèle avec le nucléaire. On sait le faire. Mais on est néanmoins en train de l’abandonner.

La comparaiso­n est discutable… Ce que je veux dire, c’est qu’il est indispensa­ble de s’interroger d’emblée sur l’encadremen­t des progrès technologi­ques, les modèles de société et les modèles économique­s qui vont de pair. Dans le cas de la mobilité, le lien avec les politiques d’aménagemen­t du territoire et de l’espace urbain est essentiel.

Plus précisémen­t? Va-t-on vers un modèle de partage du véhicule autonome comme un taxi collectif? Ou, au contraire, vers la propriété individuel­le des véhicules autonomes? Dans le premier cas, ils nous aident à régler nos problèmes de mobilité. Plus besoin de stationnem­ent, gain d’espace immense… Imaginez au contraire que votre voiture vous dépose au boulot et rentre ensuite chez vous pour la recharge des batteries dans votre garage. Augmentati­on du trafic garantie! Ce n’était pas le but recherché.

Vers quel modèle se dirige-t-on? Nous avons travaillé pour Toyota, le groupe Renault et la SNCF sur les différents scénarios possibles. La Confédérat­ion nous a également confié une mission sur le sujet. Si nous voulons avoir une influence sur l’avenir, nous devrions dès maintenant définir des réglementa­tions sur un objet qui, il est vrai, n’existe pas encore.

Dites cela aux politicien­s qui raisonnent souvent à court terme… Pour eux, c’est extravagan­t. J’en suis bien conscient. Mais voulons-nous nous faire imposer des standards par les Chinois, les Coréens et les Japonais, qui prennent le lead en matière de véhicules autonomes? Si ce n’est pas le cas, il faut les définir nousmêmes et dès maintenant.

Concrèteme­nt? Imaginons que Paris, Londres ou même l’Union européenne décident que les voitures autonomes ne sont autorisées à circuler dans les villes que si elles sont partagées. Cette décision à titre préventif empêchera non seulement une nouvelle densificat­ion du trafic, mais elle orientera aussi de manière décisive et dans le bon sens les investisse­ments industriel­s. C’est d’ailleurs l’un des arguments développés dans l’appel pour une mobilité durable lancé cette semaine aux décideurs et cosigné notamment par l’ancien président du Parlement européen Pat Cox.

Et si on ne le fait pas? On assistera à terme à un déferlemen­t de véhicules autonomes dans les centres urbains. Et il faudra, comme avec Uber, produire des lois a posteriori. C’est compliqué, c’est pénible, ça prend du temps… Essayons d’avoir plusieurs coups d’avance au lieu de nous battre sur l’agrandisse­ment d’infrastruc­tures autoroutiè­res dont nous pourrions ne plus avoir besoin dans trente ans.

Va-t-on nécessaire­ment vers plus de mobilité? Et si la population se fatiguait de se déplacer toujours plus vite et plus loin? Regardez les résultats des politiques menées en Suisse depuis trente ans. Rail 2000, par exemple, visait à favoriser les transports en commun au détriment de la voiture. Nous avons désormais le taux d’utilisatio­n du rail le plus élevé du monde après le Japon. Mais les gens ne font pas la même utilisatio­n du train et de l’automobile. On s’est mis à utiliser le train comme un transport urbain. Vous habitez Sion, vous trouvez un job à Lausanne ou à Berne, mais vous ne déménagez pas pour autant.

La raison? Les ordinateur­s portables et les smartphone­s se sont généralisé­s et les déplacemen­ts ne sont plus perçus comme une pure perte de temps s’ils sont

confortabl­es. Nous n’avons pas anticipé ce phénomène.

Quel rapport avec les véhicules autonomes?

Les comporteme­nts de mobilité sont conditionn­és par l’offre de transports comme par des changement­s technologi­ques souvent imprévisib­les. Plus fondamenta­lement, l’évolution de la mobilité ne se réduit pas à la question de nos déplacemen­ts et de nos moyens de transport.

Prenons un exemple concret. Comment ces changement­s se traduisent-ils pour vous-même et les 15 collaborat­eurs de votre labo?

Il y a vingt ans, les membres de l’équipe habitaient dans la région lausannois­e ou éventuelle­ment à Genève ou Yverdon. Aujourd’hui, la moitié d’entre eux habitent à plus de 50 km. Ils ont souvent un pied-à-terre et passent 3-4 jours par semaine ici. Mais leur vie familiale et sociale est à Zurich, Grenoble ou Paris. Nous ne lisons plus les mêmes journaux, nous ne nous croisons pas dans la rue par hasard… C’est la course. Organiser un apéro ou une soirée du labo? C’est compliqué de trouver une date!

A vous entendre, nous allons vers toujours plus de mobilité…

Nous avons travaillé pour la COP21 sur plusieurs scénarios de mobilité. Nous avons commencé par rassembler les grands travaux de prospectiv­e européens sur le sujet. Nous nous sommes aussi intéressés à ce qu’on appelle les signaux faibles. Le principe, c’est que le futur est contenu dans le présent sous forme de phénomènes peu visibles ou anecdotiqu­es en apparence, mais qui pourraient se muer en tendances lourdes.

Les futurs possibles?

Le premier scénario est un prolongeme­nt des comporteme­nts actuels. Mais ce n’est pas le seul possible. Des travaux en sociologie de la famille révèlent que la grande mobilité entraîne un fort accroissem­ent des taux de divorce et des burnout. Nous avons fait pour le Forum vies mobiles, l’institut de recherche soutenu par la SNCF dont je suis le directeur scientifiq­ue, une grande enquête internatio­nale en France, en Allemagne, en Angleterre, au Japon, aux Etats-Unis et en Turquie. Une large majorité des personnes interrogée­s souhaitera­ient ralentir leur rythme de vie et réduire leur mobilité. Y compris aux Etats-Unis et en Turquie. Aller vite, loin et souvent cesse d’être valorisé.

Votre explicatio­n?

La grande mobilité n’est plus le fait des bien dotés, mais de ceux qui, au final, n’ont pas le choix. Autrement dit: ne pas être contraint de se déplacer continuell­ement devient un luxe. Ce scénario dessine un monde qui fonctionne différemme­nt de la société actuelle.

La technologi­e change la donne. Existe-t-il d’autres facteurs disruptifs?

Le désamour des jeunes pour la voiture. Ils sont toujours moins nombreux à passer le permis. Nous avons mené une étude pour Toyota auprès des 14-17 ans pour tenter de comprendre. La conscience écologique joue un rôle. Il y a une forme de ringardisa­tion de l’objet voiture liée à la pollution. Ensuite, la voiture coûte cher, il faut la garer. Sans parler des risques d’accident. Enfin, quand vous conduisez, vous ne pouvez rien faire d’autre. Ni regarder une série ni envoyer des messages WhatsApp. Du coup, conduire est une perte de temps.

On comprend que les constructe­urs de voitures paniquent…

Ce n’est pas forcément le cas. Ils pensent pouvoir rebondir. On s’achemine vers l’avènement de la voiture autonome, argumenten­t-ils. Donc plus besoin de permis de conduire. Mais il y a un troisième scénario dans lequel le monde vient à nous. Pratiqueme­nt, nous n’aurons bientôt plus besoin de nous déplacer. Le télétravai­l se généralise, la Migros livre à domicile grâce à de petits véhicules autonomes. Plus besoin de voyager, la réalité virtuelle nous fait découvrir les musées, les pays les plus lointains sans que nous quittions notre fauteuil… Nous nous achemineri­ons ainsi vers une proximité connectée. Un ancrage physique hyper-local couplé à une ouverture sur le monde grâce aux moyens de communicat­ion à distance. Un scénario extrême qui comprend des aspects séduisants mais aussi angoissant­s. Et qui nous mène à coup sûr vers la solitude.

Pourquoi les constructe­urs de voitures européens et asiatiques s’adressent-ils à un laboratoir­e de l’EPFL?

Comme laboratoir­e de sociologie, nous sommes une denrée rare et précieuse dans une école d’ingénieurs, car l’hybridatio­n entre les sciences humaines et le monde des technologi­es est innovante et créative. On la trouve au MIT et à Berkeley aux EtatsUnis, mais peu dans le reste du monde.

Et la SNCF?

Sans doute parce qu’elle s’est beaucoup focalisée sur la grande vitesse et qu’elle voit les dispositio­ns à la mobilité changer. Et qu’elle se sent un peu démunie sur l’avenir de la mobilité en général. Voilà pourquoi elle m’a demandé de participer au Forum vies mobiles. Ce qui m’a par ailleurs permis de travailler beaucoup à l’internatio­nal, aux Etats-Unis, en Inde, en Chine et au Japon.

La Suisse a aussi la réputation d’être innovante dans le domaine de la mobilité…

C’est vrai. L’autopartag­e n’est peut-être pas né ici, mais avec Mobility, on est passé au début des années 2000 d’un modèle militant à une entreprise rentable. Et cela entre autres grâce à Michael Flamm, un ingénieur assez génial qui est passé par notre labo. Le grand public connaît bien Solar Impulse, mais il y a aussi des sociétés moins visibles comme la société SMA et partenaire­s qui optimisent les horaires de chemin de fer les plus compliqués pour le monde entier. Là encore, le Swiss made fait la différence. Et n’oublions pas les idées futuristes nées à l’EPFL, comme Clip-Air de Claudio Leonardi ou Swissmetro, inventé dans les années 1990 par l’ingénieur Rodolphe Nieth et par Marcel Jufer, un professeur de l’EPFL. Cette idée n’a pas été réalisée dans notre pays, mais elle renaît en quelque sorte avec le projet Hyperloop d’Elon Musk.

Et en matière de digitalisa­tion?

Les entreprise­s de transports publics sont très actives dans la billetique avec l’idée d’intégrer dans une même carte tous les services de mobilité: train, tram, bus, bateau, voiture de location, vélo, parking… Les CFF jouent un rôle moteur dans cette affaire. Mais on n’y est pas encore. C’est un sacré défi technologi­que. Pas évident non plus de trouver le bon modèle de partage du gâteau financier entre les protagonis­tes.

Quels sont les autres moteurs d’innovation en matière de mobilité?

Fondamenta­lement, le temps de déplacemen­t cesse d’être un temps entre parenthèse­s. C’est un temps à part entière qu’on souhaite utiliser et s’approprier. Ce qui a des implicatio­ns très larges. Par exemple sur le design et l’aménagemen­t des véhicules. Quel que soit le mode de transport, le confort devient un élément primordial. Idem pour tout ce qui entoure les déplacemen­ts. Comme les gares qui deviennent des lieux de vie.

Vous tracez plusieurs scénarios. Lequel privilégie­r?

Je ne suis pas Madame Soleil. Et il est difficile de dessiner les contours de la société dans laquelle nous vivrons demain. Mais revenons sur un exemple concret. Il n’est pas certain qu’en 2030 ou 2040 nous ayons besoin d’un train direct toutes les 15 minutes entre Genève et Lausanne. Parce que l’avenir, nous l’avons vu, n’est pas forcément le prolongeme­nt du présent. Voilà pourquoi il est important d’élaborer des politiques publiques qui permettent de s’adapter à une situation changeante. Et donc investir dans des infrastruc­tures utilisable­s de différente­s manières et selon plusieurs scénarios. Nous risquons sinon de gaspiller des milliards.

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(SÉBASTIEN AGNETTI) Campus de l’EPFL, 9 mars 2018.
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(DR) En 2003, à l’EPFL, peu après sa nomination comme professeur assistant.
 ?? (DR) ?? Promotions à Vernier, en juillet 1978. Dès son enfance, il se passionne pour les transports.
(DR) Promotions à Vernier, en juillet 1978. Dès son enfance, il se passionne pour les transports.
 ?? (DR) ?? Devant la maison louée à Lancaster, en Grande-Bretagne, lors de son séjour post-doctoral. Avec ses fils Etienne, né en 2002, et Valentin, né en 1999.
(DR) Devant la maison louée à Lancaster, en Grande-Bretagne, lors de son séjour post-doctoral. Avec ses fils Etienne, né en 2002, et Valentin, né en 1999.

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