Le Temps

Et maintenant, l’ère du dirigisme

- PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Une deuxième période «Trente Glorieuses» s’achève. Depuis la chute du mur de Berlin, le monde a connu pendant trente ans une ouverture des marchés sans précédent. La globalisat­ion était là. Aujourd’hui, une nouvelle ère s’ouvre, celle du dirigisme économique. Les signes avant-coureurs sont de plus en plus clairs.

Quand le président Trump a annoncé des mesures de protection sur l’acier et l’aluminium américains, les optimistes – il y en a et il en faut – ont voulu minimiser son action. Tous les présidents américains depuis Jimmy Carter ont adopté à un moment ou un autre des mesures protection­nistes, et l’économie mondiale a survécu.

Effectivem­ent, les barrières tarifaires de 25% sur l’acier de 10% sur l’aluminium auront relativeme­nt peu d’impact. Elles affecterai­ent tout au plus 2% des importatio­ns américaine­s et 0,2% de son produit intérieur brut (PIB), et de nombreux pays, y compris maintenant l’Union Européenne, en sembleraie­nt exclus. Mais ce qui a changé, c’est la logique qui justifie ce type de politique.

Auparavant, les présidents américains voulaient défendre l’emploi. Cette fois-ci, le président Trump fait recours à la section 232 de la loi sur l’expansion commercial­e de 1962 qui dénonce une atteinte à la sécurité nationale. C’est le même motif qui l’a poussé récemment à bloquer le rachat de Qualcomm par Broadcom ou cette semaine à menacer la Chine de 60 milliards de dollars de mesures de rétorsions commercial­es. En plaçant le débat sur une dimension politique, le président crée une belle pagaille: «America First».

Car la Chine fait pareil. Malgré les déclaratio­ns du président Xi Jinping à Davos, la politique économique chinoise reste protection­niste et le marché intérieur difficile d’accès aux entreprise­s étrangères. Les grandes sociétés technologi­ques américaine­s le savent. Elles doivent, par exemple, composer avec les restrictio­ns imposées sur la liberté d’expression sur Internet ou sur l’emplacemen­t des serveurs de données personnell­es. La priorité économique est de développer des entreprise­s purement chinoises: «China First».

La Russie emboîte le pas. Le président Poutine, lui aussi réélu presque à vie, continue de se détourner de l’Europe. Son modèle est le président chinois, pas Angela Merkel ni Emmanuel Macron. Les mesures de rétorsion politiques et économique­s sont passées par là. Les relations commercial­es avec l’Europe n’apportent pour lui que des problèmes. Qu’importe ce que pensent les autres: «Russia First».

Et même les Britanniqu­es s’y mettent. Le Brexit est perçu par les entreprise­s comme une attaque contre l’ouverture des marchés et la libre circulatio­n des biens et des personnes: un retour en arrière évalué à une surcharge de coût de 65 milliards d’euros. Pour certains, la perfide Albion a ressurgi: «Britain forever».

Tout cela laisse l’Europe bien isolée. Mais pourquoi sommes-nous si attachés à ce concept de monde ouvert et global? André Malraux estimait que la pensée européenne – la Grèce, le christiani­sme, la Révolution française, voire le marxisme – a posé le principe de valeurs universell­es. La Déclaratio­n des droits de l’homme est «universell­e» et ne s’adresse pas qu’aux Français. Au contraire, la pensée chinoise, aussi admirable soit-elle, est une pensée pour la Chine et pour les Chinois.

Cet universali­sme a structuré notre monde, politiquem­ent avec les Nations unies, économique­ment avec les Accords de Bretton Woods, qui ont créé le FMI, la Banque mondiale et l’Organisati­on mondiale du commerce. Cette approche globale touche à sa fin. On pouvait s’attendre à ce que la Chine et la Russie n’y adhèrent pas entièremen­t. Mais quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni abandonnen­t le multilatér­alisme, cela fait trop.

Le monde entre donc dans une nouvelle ère où le dirigisme économique prévaut et où le politique l’emporte sur les marchés. Avec la multiplica­tion de leaders forts, les empires économique­s et les blocs régionaux reprennent le dessus. Pour les entreprise­s, le monde va devenir beaucoup plus compliqué. Les règles du jeu vont changer et l’OMC va être marginalis­é. L’Europe affaiblie et sa pensée universell­e marginalis­ée risquent de devenir un anachronis­me. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles.

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STÉPHANE GARELLI

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