Le Temps

Ce que le sport moderne doit à la presse

La Coupe d’Europe de football, le Ballon d’or, les Coupes du monde de ski et d’équitation, toutes les grandes courses cyclistes: ces grands rendez-vous sportifs ont en commun d’avoir été créés par des journaux

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Pour les stars du sport spectacle, les journalist­es sont au mieux un mal nécessaire, au pire une quantité désormais négligeabl­e. Les services de presse n’y voient qu’un flux à gérer, un flot à contenir derrière une barrière de zone mixte ou un e-mail de réponse automatiqu­e malheureus­ement négative. Les fans, à longueur de forums, expriment leur défiance et crient à l’incompéten­ce, au complot, à la malveillan­ce.

Le journalism­e sportif a mauvaise presse. C’est bien sûr en partie de sa faute. C’est aussi le problème de l’époque, qui n’a pas la reconnaiss­ance du ventre. Ne parlons même pas des critères, pas toujours justifiabl­es, qui font qu’un sport est médiatisé ou non et, partant, popularisé ou non, sponsorisé ou non, monétisé ou non. Restons-en aux faits.

Si la presse n’a pas inventé le sport moderne, imaginé par des idéologues pétris des valeurs antiques de l’esprit sain dans le corps sain, elle l’a porté sur les fonts baptismaux en créant de nombreuses compétitio­ns qui ont très vite accru sa popularité. L’argument était certes avant tout commercial: les journaux cherchaien­t à recruter de nouveaux lecteurs parmi les classes moyennes et populaires et à apparaître moins politisés en s’intéressan­t au fait divers, au grand reportage et aux loisirs.

La couleur des maillots distinctif­s

Ce volontaris­me s’exprime d’abord dans le cyclisme. En 1892, la course Liège-Bastogne-Liège est lancée pour promouvoir les ventes de L’Expresse. En France, le journal Vélo imagine Paris-Roubaix en 1896. En 1903, L’Auto lance le Tour de France, sur propositio­n du journalist­e Géo Lefèvre. La Gazzetta dello Sport l’imite six ans plus tard avec le Tour d’Italie, le journal espagnol Informacio­nes en 1935 seulement avec la Vuelta. L’année suivante, la Flèche wallonne est créée par le journal Les Sports.

Au fil des années, ces épreuves ont été rachetées par des sociétés, qui possèdent parfois également des journaux, comme le groupe Amaury en France. Il subsiste de cette origine journalist­ique des courses cyclistes les couleurs des grands maillots distinctif­s: les pages de L’Equipe étaient imprimées sur du papier jaune, celles de la Gazzetta sur du papier rose.

S’il n’a pas attendu la presse pour se structurer, le football va connaître un nouvel essor dans les années 1950 grâce aux initiative­s de deux titres frères: L’Equipe et France Football. En décembre 1954, Gabriel Hanot assiste à Londres au match Wolverhamp­ton-Honved Budapest (3-2) à l’issue duquel le Daily Mail proclame: «Wolverhamp­ton est le champion du monde des clubs.» Le 15 décembre, Hanot répond: «Attendons pour proclamer l’invincibil­ité de Wolverhamp­ton qu’il soit allé à Moscou et à Budapest. Et puis il y a d’autres clubs de valeur internatio­nale, Milan et le Real Madrid pour ne citer que ceux-là. […] L’idée d’un Championna­t du monde, ou tout au moins d’Europe, des clubs […], plus original qu’un Championna­t d’Europe des équipes nationales, mériterait d’être lancée. Nous nous y hasardons.»

Récupérati­on des fédération­s

Une phase de consultati­ons est lancée en janvier 1955. Les clubs européens sont enthousias­tes. La rubrique football de L’Equipe élabore le règlement. L’UEFA, circonspec­te, laisse faire. Elle récupérera l’organisati­on au terme de la première saison. Le nom de L’Equipe apparaît sur le trophée jusqu’à ce que le Real Madrid le remporte définitive­ment. La nouvelle coupe, celle que l’on connaît actuelleme­nt, ne fait plus mention de son créateur. En revanche, une fresque au sous-sol du bâtiment de l’UEFA rend hommage à l’idée de Gabriel Hanot.

Le journal L’Equipe est encore à l’origine de la création de la Coupe du monde de ski alpin. Selon la légende, c’est à Evian, où le Tour de France faisait étape, que son directeur Jacques Goddet aurait dit au journalist­e Serge Lang: «Serge, inventez-nous donc quelque chose dans le ski pour nos amis d’Evian.» Fondateur de l’Associatio­n internatio­nale des journalist­es de ski en 1961, cet Alsacien capable d’écrire en trois langues planche sur la question en compagnie de son confrère Michel Clare et présente aux Championna­ts du monde 1966 à Portillo (Chili) un projet adoubé par le président de la Fédération internatio­nale de ski (FIS), le Bernois Marc Hodler. Le nom «World Cup» est copié du football, le système de points et de classement inspiré de la Formule 1. Des médias étrangers (Die Welt, Ski Magazine, Sports Illustrate­d) appuient d’emblée l’idée du spécialist­e ski de L’Equipe mais aussi de La Suisse et de Blick.

Plus d’argent mais encore des valeurs

L’année 1970 verra notamment la création de la Course de l’Aurore, qui deviendra en 1980 La Solitaire du Figaro, et de la Coupe du monde de saut d’obstacle, imaginé par le journalist­e suisse Max E. Ammann (lire ci-dessous).

En 1973, l’UEFA récupérera une autre compétitio­n, la Supercoupe d’Europe, créée un an plus tôt par Anton Witkamp, journalist­e au quotidien néerlandai­s De Telegraaf. Alors qu’il y a deux Coupes d’Europe (des clubs champions et des vainqueurs de coupe), Witkamp imagine un match entre les deux vainqueurs, l’Ajax Amsterdam et le Celtic Glasgow. Devant la réticence de l’instance européenne (les fans du Celtic font peur), De Telegraaf prend même en charge les frais d’organisati­on.

La presse écrite perdra progressiv­ement de son importance et de son influence à partir des années 1980. Le sport profession­nel suit à la même période une courbe inverse. Son nouveau support devient la télévision, qui démultipli­e les audiences et le propulse dans une nouvelle dimension financière. Les fédération­s deviennent richissime­s, comme la FIFA qui rachète en 2010 le Ballon d’or créé en 1956 par le magazine France Football. L’une avait besoin de légitimité, l’autre d’argent. En quelques mois, Sepp Blatter et ses sbires font d’une cérémonie autrefois confidenti­elle un clinquant show planétaire. «C’était de la petite entreprise; aujourd’hui, c’est de la grosse industrie», semble se réjouir le directeur de «FF» Gérard Ejnès. Mais en 2016, France Football récupère son bien. La presse n’a peut-être plus d’argent mais elle a encore des valeurs. Et toujours des idées.

 ?? (EDDY MOTTAZ) ?? Au siège de l’UEFA à Nyon, une fresque rend hommage à Gabriel Hanot, journalist­e de «L’Equipe», qui est à l’origine du lancement de la Coupe d’Europe des clubs champions, devenue aujourd’hui la Ligue des champions de l’UEFA.
(EDDY MOTTAZ) Au siège de l’UEFA à Nyon, une fresque rend hommage à Gabriel Hanot, journalist­e de «L’Equipe», qui est à l’origine du lancement de la Coupe d’Europe des clubs champions, devenue aujourd’hui la Ligue des champions de l’UEFA.

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