Le Temps

Mauvaises nouvelles de la biodiversi­té

L’IPBES, un organisme supranatio­nal scientifiq­ue et politique d’étude des espèces, a publié vendredi ses premiers rapports: quatre documents qui serviront de référence à la communauté internatio­nale

- DENIS DELBECQ @effetsdete­rre

«Si nous continuons ainsi, oui, la sixième extinction, la première causée par les humains, va se poursuivre!» A la veille de la publicatio­n ce vendredi, à Medellín (Colombie), de quatre volumineux rapports par la Plateforme intergouve­rnementale scientifiq­ue et politique sur la biodiversi­té et les services écosystémi­ques (IPBES) qu’il dirige, Robert Watson n’avait pas mâché ses mots. Et pour cause. Les documents dressent un constat sévère de l’état de la planète, découpée pour l’occasion en quatre vastes régions (Amériques, Europe-Asie Centrale, Afrique et Asie-Pacifique): richesse inestimabl­e pour l’humanité, la biodiversi­té connaît partout un déclin dangereux.

Pas moins de 500 chercheurs

Créé dans une indifféren­ce quasi-générale en 2012, l’IPBES est à la biodiversi­té ce que le GIEC est au climat: un organisme supranatio­nal voué à diffuser des connaissan­ces scientifiq­ues auprès du public et des décideurs. Il fédère aujourd’hui 127 pays, dont les représenta­nts participen­t bénévoleme­nt à ses évaluation­s de la biodiversi­té. Pas moins de cinq cents chercheurs ont ainsi rédigé les quatre rapports publiés aujourd’hui. Lundi, un cinquième portera sur la dégradatio­n alarmante des sols de notre planète.

«Chaque région du globe possède ses spécificit­és en matière de biodiversi­té, mais aucune n’échappe aux pressions qui s’exercent sur elle, l’artificial­isation des sols, les pratiques agricoles, la pollution, le réchauffem­ent climatique, etc.», résume Jérôme Chave, écologue au CNRS et membre de la délégation officielle française à Medellín. «Ces évaluation­s régionales seront suivies, en 2019 ou en 2020, d’un rapport global.» Un document qui, comme les évaluation­s régionales, sera encore très incomplet, tant la mesure de la biodiversi­té est difficile. «Nous manquons partout cruellemen­t de données. C’est tout particuliè­rement le cas pour la biodiversi­té marine. C’est pour cela que les rapports publiés aujourd’hui n’évoquent que très peu les océans.» Pour lui, les travaux publiés en février sur l’évaluation des flottes industriel­les de pêche – qui exploitent plus de 55% de la superficie des océans –, sont un «outil fondateur pour les futures discussion­s sur la biodiversi­té marine au sein de l’IPBES. Il en faudra beaucoup d’autres.»

Chaque rapport a été assorti d’un résumé à l’intention des décideurs, dont les termes étaient soigneusem­ent discutés à Medellín depuis une semaine par les délégation­s des pays membres, associant scientifiq­ues et experts ministérie­ls. «Les discussion­s se sont déroulées dans une ambiance respectueu­se du travail des scientifiq­ues, constate Markus Fischer, président du Forum biodiversi­té de l’Académie suisse des sciences naturelles, qui a dirigé le rapport Europe-Asie centrale de l’IPBES. Il n’y a pas eu de contestati­on importante: les négociateu­rs se sont attachés à rendre le résumé le plus accessible possible.» Il faut dire que ce dernier – comme les trois autres – se garde bien de donner des prescripti­ons qui sont souvent perçues comme une ingérence par certains Etats.

«La nature et la biodiversi­té doivent revenir au plus haut niveau des préoccupat­ions gouverneme­ntales, insiste Eva Spehn (Université de Berne), membre de la délégation suisse. Aujourd’hui, l’augmentati­on de la richesse se fait partout au détriment de la biodiversi­té. Il faut casser ce lien.» Une corrélatio­n qui avait engendré une hausse du PIB américain après la catastroph­e écologique de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon en 2010, en raison des dépenses engagées pour tenter d’atténuer les dégâts...

Pour l’IPBES, la valeur de la nature doit être mieux prise en compte par les politiques. «Et il ne s’agit pas de se contenter d’évaluer sa productivi­té, prévient Markus Fischer. Un territoire dégradé, une zone humide asséchée par exemple, affecte aussi la qualité de l’air, le climat, etc. Sa restaurati­on produit de nombreux effets bénéfiques pour la biodiversi­té et le climat, et améliore le bienêtre des population­s en créant des espaces récréatifs.»

Des échanges tranquille­s

Les résumés pointent aussi l’importance de la gouvernanc­e, souligne Markus Fischer. «En Suisse, par exemple, on peut agir en coordonnan­t les différents échelons – cantonal et fédéral – dans les décisions et en favorisant des partenaria­ts public-privé. Enfin, il ne faut pas oublier que chaque individu a son rôle à jouer dans les décisions qu’il prend dans sa vie de consommate­ur, de citoyen ou de parent. Mais toutes ces pistes d’action ne se limitent pas à l’Europe, elles sont valables sur l’ensemble de la planète.»

Le consensus apparent de Medellín tranche avec les joutes et les tractation­s en coulisses qui jalonnent les conférence­s climatique­s du GIEC. «C’est sans doute parce que les discussion­s sur la biodiversi­té se font encore dans une relative indifféren­ce, confie, anonyme, un expert à Medellín. Le climat met en jeu des intérêts stratégiqu­es et financiers considérab­les, notamment ceux de l’industrie pétrolière. Mais ne vous y trompez pas. Au fil du temps, l’intérêt des population­s, des médias et des politiques vis-à-vis des travaux de l’IPBES ira grandissan­t et les puissances économique­s finiront par se manifester. Des industriel­s comme Bayer ou Monsanto sont déjà en train de s’y préparer.»

«L’augmentati­on de la richesse se fait partout au détriment de la biodiversi­té» EVA SPEHN, MEMBRE

DE LA DÉLÉGATION SUISSE

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(KAZZAZ PHOTOGRAPH­Y/MOMENT RF) L’antilope addax du Sahara a été classée dans la catégorie des espèces «vouées à l’extinction».

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